J'ai depuis longtemps promis à
certains lecteurs de ce blog une histoire de la christianisation de l'Europe.
Bon, désolée, mais ce ne sera pas encore pour cette fois, même si le sujet du
jour s'en rapproche : je voudrais, par quelques anecdotes, évoquer certaines
des modalités de passage du paganisme au christianisme en Europe.
Quelques éléments de contexte tout
d'abord : la christianisation de l'Europe est un processus très long, qui dure
des premiers siècles de notre ère à la fin du Moyen Âge (le dernier roi païen à
se convertir est le roi de Lituanie, en 1386). Encore faut-il préciser que nous
n'avons accès, la plupart du temps, qu'à la religion des "grands", et
que nous connaissons assez mal les modalités de conversion des populations rurales,
qui gardent pendant longtemps des croyances que le clergé qualifierait de
païennes. La conversion des élites, donc, ne signifie pas forcément la
conversion de la population.
Un peu de théorie maintenant.
Jacques Le Goff, en 1977, a défini trois modes de refus de la "culture
folklorique" par le christianisme :
1) la destruction. Les chrétiens
détruisent purement et simplement les éléments païens pour les éliminer.
L'exemple le plus connu est la destruction d'arbres sacrés par saint Martin de
Tours en Gaule, ou par saint Boniface en Germanie.
2) l'oblitération. On superpose à
des personnages ou à des thèmes païens des personnages/thèmes chrétiens,
jusqu'à effacer les éléments originaux.
3) la dénaturation. Il s'agit
d'intégrer un élément de la culture païenne dans le christianisme, mais en
changeant radicalement son sens. Par exemple, le mythe celtique du dragon est
réinterprété dans le christianisme comme l'avatar du démon.
A noter que l'utilisation des termes
"culture folklorique" peut poser problème : qu'est-ce que le folklore
? Une forme de religion populaire ? Ce qui n'est pas christianisé ? C'est une
expression employée par Le Goff, je la reprends donc, mais pour cet article, je
lui préférerais les termes de "pratiques païennes", qui me semblent
plus compréhensibles et moins problématiques.
Pietro Boglioni, dans cet article (sur lequel je me
base en partie), critique toutefois Le Goff, en rappelant que ces trois
catégories peuvent se chevaucher et ne sont pas forcément très nettement
délimitables. Il en veut pour exemple une anecdote racontée par Grégoire,
évêque de Tours dans la seconde moitié du VIème siècle. C'est cette anecdote
que je voulais exposer pour illustrer les modes de christianisation de la
société.
Grégoire raconte que, dans l'actuel
Gévaudan, des ruraux se regroupaient chaque année près d'un lac au sommet du
mont Helarius. Pendant trois jours, ils faisaient des offrandes au lac, puis
redescendaient durant une grande tempête. Grégoire ne paraît pas très intéressé
par ce qu'il raconte : pour lui, ce ne sont là que des coutumes imbéciles qui
ne méritent pas d'être détaillées. Il raconte ensuite que l'évêque du coin,
mécontent de ces rites, prêche la parole divine aux paysans : c'est un échec
retentissant. L'évêque décide alors de faire venir de Poitiers les reliques
d'Hilaire (en latin Hilarius) ; il fait bâtir une église près du lac et dépose
les reliques à l'intérieur. Alors - selon Grégoire du moins -, les paysans
comprennent enfin que la "seule vraie religion" est celle du Christ,
et deviennent chrétiens.
Grégoire de Tours, c'est notre raïs à nous, les médiévistes. (source)
Ce qui me semble intéressant dans
cette histoire, c'est que l'évêque joue explicitement sur l'homonymie entre la
montagne Helarius et saint Hilarius, et qu'il "récupère" un culte
païen en le christianisant, du moins en surface. Pietro Boglioni pense que le
nom de la montagne est aussi celui d'une divinité, qui serait garante de la
fertilité (d'où la mention de la tempête à la fin de la fête). Officiellement,
les paysans ne rendent plus de culte à ce dieu païen, mais vénèrent le Christ.
Mais on peut se demander s'ils font vraiment une différence entre la déposition
d'offrandes dans l'église consacrée à Hilarius et la déposition d'offrandes
dans le lac consacré à Helarius. En tout cas, il y a là à la fois oblitération
et dénaturation, si l'on reprend les catégories de Le Goff : par la
récupération, l'évêque tente à la fois de dissimuler le sens païen de la fête
(oblitération) et de changer son sens profond (dénaturation).
Le christianisme, quand il s'impose,
est donc obligé de faire avec les coutumes païennes : plutôt que de les
attaquer de face, ce qui pourrait susciter des réactions violentes (la
christianisation des Saxons par la force, à la fin du VIIIème siècle, sera par
exemple à l'origine de nombreuses révoltes païennes), il cherche à les
récupérer et à en christianiser le sens, quitte, parfois, à "paganiser"
le christianisme.
Une autre anecdote me paraît encore
plus parlante. Je ne m'appuie plus ici sur l'article de Pietro Boglioni, mais
sur plusieurs lectures, en particulier sur le livre de Richard Fletcher, The
conversion of Europe from paganism to Christianity (malheureusement, cet
ouvrage n'est pas traduit).
Quittons la Gaule pour l'Irlande.
L'Irlande a été christianisée assez tôt, dès le Vème siècle avec, entre autres,
saint Patrick. Au VIIème siècle, un clerc rédige la Vie de sainte Brigitte
de Kildare. Problème : les historiens sont aujourd'hui convaincus que la
Brigitte dont il est question dans le texte n'a jamais existé. Certains
éléments de sa Vie reprennent en outre ouvertement des éléments de
culture celtique : c'est le cas du passage dans lequel Brigitte accroche son
manteau à un rayon de soleil. Ce motif n'est présent nulle part dans la culture
chrétienne. Il semble tout à fait probable que le culte vouée à sainte Brigitte
soit la continuation du culte d'une déesse celtique du feu. La fête de sainte
Brigitte est célébrée le 1er février, et correspond à une fête païenne du
printemps. Comme pour le culte du mont Helarius, le christianisme ne peut
oblitérer totalement la culture qui lui préexiste et incorpore des éléments
païens en les christianisant. Cela est sensible jusque dans le langage : le mot
vieil-irlandais signifiant "saint patron", érlam, avait le
sens de "dieu de la tribu" ou de "divinité tutélaire" avant
la christianisation.
Un dernier exemple de la manière
dont le christianisme se trouve contraint de négocier avec les croyances
chrétiennes : dans la Vie d'Anskar (un saint qui tente d'évangéliser la
Scandinavie au IXème siècle), écrite par Rimbert, évêque d'Hambourg-Brême, des
païens en difficulté font appel au dieu des chrétiens, qui accepte de les aider
alors que ces mêmes païens ont interrogé par la divination leurs propres dieux,
qui ont refusé de les soutenir. L'intérêt n'est pas ici de savoir si des païens
ont réellement appelé à l'aide le dieu chrétien : la Vie d'Anskar, comme
toutes les Vies de saint, est une construction littéraire. L'auteur,
dans ce passage, cherche à montrer que son dieu est tellement miséricordieux
qu'il n'hésite pas à aider ses ennemis. En ce sens, Rimbert veut faire savoir -
du moins il me semble - qu'il est possible de faire des compromis avec les
païens, dans le but cependant de les convertir à la fin. Rimbert a probablement
en tête les échecs répétés de la christianisation des Saxons : il sait que la
force ne marche pas, et qu'il vaut mieux s'adapter pour christianiser.
Ces trois histoires, que j'ai
volontairement choisies dans des espaces différents, sont à mon sens assez
représentatives de la manière dont s'opère la christianisation de l'Europe en
profondeur : si les missionnaires vont jusqu'à détruire et à profaner sans
sourciller les temples païens, les clercs sont conscients que la force n'est
pas efficace pour christianiser une société sur le long terme. Ce modèle n'est
toutefois pas toujours respecté : il y a des épisodes de christianisation d'une
grande violence en Europe (et ailleurs). Je voulais simplement montrer que ce
n'était pas, et de loin, la seule modalité.
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