11 février 2015

L'histoire mérovingienne selon Lorant Deutsch

   J'ai souvent critiqué la clique Ferrand / Deutsch et compagnie pour leur vision de l'histoire, que ce soit sur mon compte Twitter ou en privé. Mais il faut avouer que je n'avais jamais vraiment lu leurs livres ou entendu leurs émissions. J'ai décidé de remédier à cela en feuilletant Métronome de Lorant Deutsch. Autant vous dire que je n'ai pas été déçue du voyage.
   Suite à ce très bon article, repris par les Inrocks, qui recense les âneries de Deutsch pour la période antique, je me suis dit que je pourrais relever les erreurs les plus flagrantes pour le haut Moyen Âge, qui est la période dans laquelle je compte me spécialiser et sur laquelle je me flatte d'avoir quelques connaissances.
   Je ne prétends nullement à l'exhaustivité et à une quelconque légitimité, d'autant la critique de Deutsch a déjà été faite par des historiens professionnels dans Les historiens de garde, qui interroge la résurgence du roman national. Le site Goliards a également dénoncé l'une des plus grosses "bourdes" du Métronome concernant l'art gothique. Bref, il ne s'agit ici que de relever les erreurs qui m'ont frappée et d'essayer de les corriger (et de procrastiner mon mémoire en me donnant bonne conscience, mais c'est un autre sujet).

   Je ne traiterai pas de la vision que donne Deutsch des invasions barbares, je compte y consacrer un article entier sur ce blog dans les jours à venir.


Tout ce que je peux en dire, c'est que Deutsch a raté les soixante dernières années d'historiographie de la période : le mythe des "invasions barbares" a été critiqué dès les années 1950, il suffit d'aller faire un tour sur Wikipedia pour s'en rendre compte. Même chose en ce qui concerne l'idée de "décadence" de l'empire romain : le terme traduit un jugement moral qui n'est pas de mise en histoire, et qui simplifie à l'extrême les processus complexes qui ont mené à la chute de l'empire romain d'Occident.


   En évoquant les "invasions barbares", Deutsch se penche en particulier sur les Francs : deux erreurs majeures à relever ici. Tout d'abord, avec une naïveté confondante, Deutsch prétend que les Romains, venus du sud, occupent le sud de Paris, et que les Francs, venus du nord, occupent le nord de la ville.


   Mais après un rapide tour dans un manuel premier cycle, en l'occurrence La France avant la France, 481-888 de Geneviève Bührer-Thierry et Charles Mériaux (p. 182), il s'avère que si les Romains ont bien occupé la rive sud de la Seine (avec un petit noyau sur la rive nord), les Francs se sont surtout cantonnés à l'île de la Cité.
   L'autre erreur est à mes yeux bien plus grave : Deutsch prétend, que Mérovée est roi des Francs et fondateur de la dynastie mérovingienne.


   Le manque de recul critique est flagrant : la référence à Mérovée se trouve dans l'Histoire des Francs rédigée par Grégoire de Tours plus d'un siècle après les faits, et est sujette à caution. On admet généralement que Mérovée était un personnage semi-légendaire. D'autre part, au début du Ve siècle, les Francs ne formaient pas un peuple unifié : ils étaient divisés en de nombreux clans rivaux, dirigés chacun par un chef ; c'est en éliminant ces chefs que Clovis s'est imposé comme seul roi des Francs. Deutsch avance donc ce qu'il pense être logique dans le premier cas, sans vérifier ses dires ; dans le second cas, il démontre qu'il n'a pas vraiment compris que le métier d'historien, même en amateur, consistait avant tout en la critique des sources et de leur objectivité.

   Passons sur la vision apocalyptique de l'avancée d'Attila et sur le jugement que porte Deutsch sur lui ("la naïveté balourde de ce monarque barbare") et sur la défense héroïque de Paris par la future sainte Geneviève : Deutsch fait la part belle à la légende et manque affreusement de recul quant à ses sources.



   Entrons dans le vif du sujet : le début du Moyen Âge, que l'on fait traditionnellement commencer à la chute de l'empire romain d'Occident, en 476 (chute d'ailleurs très peu ressentie par les habitants de l'empire, et qui passe presque inaperçue). Deutsch affirme que Syagrius veut perpétuer la loi de l'empire romain :


   Syagrius est romain, donc il défend les intérêts des Romains. Sauf que c'est faux : ce sont les Wisigoths qui cherchent à prendre la suite de l'empire et qui revendiquent son héritage. Mais rappelons que les Wisigoths sont des "barbares" indignes, aux yeux de Deutsch, de prétendre à la romanité, alors même qu'ils sont parfaitement intégrés aux rouages de l'empire. De même, Childéric Ier, roi franc, est gouverneur (romain) de la province de Belgique Seconde : les Romains le reconnaissent comme une autorité légitime, et non comme un barbare qui essaie de s'emparer de leurs terres.

   Le passage sur saint Geneviève ravitaillant héroïquement Paris est enjolivé : on patauge dans une sorte de roman national fait d'images d’Épinal juxtaposées les unes aux autres, c'est digne d'un pseudo-historien du début du XIXe siècle.

   L'histoire de Childéric prend fin sur ces mots :


   J'admire Deutsch qui semble si bien connaître les croyances de Childéric et des Francs alors que les historiens n'ont jamais réussi à déterminer le contenu de ces croyances. Rappelons que les croyances germaniques et nordiques (dont fait partie le Walhalla) nous sont surtout connues par des textes du XIIIe siècle et qu'il est fort probable que tout cela ait évolué en huit siècles. Mais qu'est-ce que huit siècles à l'échelle de l'histoire ?
   Petite précision sur l'historiographie du paganisme : d'autres textes évoquent les cultes païens avant le XIIIe siècle (Tacite, Adam de Brême) mais ils nous renseignent assez peu sur les croyances des Germains. Un des textes les plus connus des historiens sur la question est le Beowulf, un poème oral du monde païen mis par écrit par des chrétiens entre le VIIIe et le Xe siècle ; il conserve clairement des marques de la culture païenne, mais rien d'aussi précis. (Beowulf est édité en format de poche dans l'excellente collection Lettres Gothiques, je ne peux que vous inciter à vous le procurer).
   Edit : on m'a fait remarquer, à la suite de la publication de cet article, qu'il y avait un second problème avec l'idée de Walhalla. Il s'agit d'un paradis guerrier et, en tant que tel, seuls les hommes morts au combat peuvent y prétendre. Ce n'est pas le cas de Childéric. Il y a donc une double erreur à parler de Walhalla ici.

   Clovis entre en scène juste après. Il est présenté comme roi des Francs, alors qu'on sait qu'il n'est au début de son règne qu'un roitelet parmi d'autres. Deutsch insiste sur l'opposition entre le païen Clovis et la chrétienne Geneviève. Dommage pour lui, cette opposition n'est pas flagrante et les évêques catholiques soutiennent déjà Clovis avant son baptême.


   Le baptême, justement, parlons-en.


   Deutsch suit à la lettre le récit de Grégoire de Tours, qui place le baptême du roi après une bataille contre les Alamans en 496. Problème : il n'y a aucune attestation d'une quelconque bataille en 496, et les historiens pensent que le baptême a eu lieu plus tard, peut-être un peu après 500 (la date exacte engendre des querelles homériques). Deutsch oublie que Grégoire de Tours suit une chronologie symbolique, qui place le baptême au milieu du règne de Clovis et en fait une césure majeure de l'histoire des Francs et de leur conversion ; Grégoire est évêque, il est catholique, et sa conception de l'histoire répond à ce catholicisme, mais Deutsch ne juge pas nécessaire de prendre en compte ce détail.

   Deutsch suppose ensuite une continuité entre l'empereur Julien (pour lequel il éprouve une fascination que j'ai du mal à m'expliquer) et Clovis. Pure élucubration. La présentation qu'il fait de la cour et de l'administration franque est quant à elle anachronique, et correspond à ce qu'on sait des Francs un siècle ou deux plus tard.


   Autre erreur : Clovis peut mourir en paix parce qu'il a conquis toute la Gaule sauf la Provence.


   Eh bien non, au contraire : Clovis vise la Provence, qui est la province la plus romanisée de Gaule et qui revêt de ce fait une importance symbolique majeure, d'autant qu'elle permet une ouverture sur la Méditerranée. Les grandes victoires de Clovis ne sont pas aussi grandes que notre "historien" le suppose, car justement Clovis n'a pas réussi à mettre la main sur la Provence.

   Deutsch affirme par ailleurs que le tombeau du premier roi chrétien doit renforcer le prestige de la capitale : c'est faux. Si Clovis est enterré à Paris, c'est parce qu'on y trouve le tombeau de Geneviève : il s'agit de la pratique de l'inhumation ad sanctos (inhumation auprès des saints), courante dans le monde franc. Se faire enterrer auprès de quelqu'un considéré comme saint rehausse le prestige du mort, non du lieu.




   Entrons dans le VIe siècle, avec cette expression qui m'a fait bondir : "Les Mérovingiens, fils aînés de l'Eglise." L'expression "fils / fille aîné-e" date au mieux de la fin du Moyen Âge et est totalement anachronique, d'autant que l'Eglise catholique est loin d'être unifiée et puissante au VIe siècle.



   Je passe sur tout ce que Deutsch dit du Moyen Âge en général, je ne connais que très peu la période postérieure au Xe siècle, je laisse donc à d'autres le soin d'en faire la critique.

   Lors du partage du royaume entre les fils de Clovis, Deutsch évoque la Bretagne qui échoie à Childebert.

   Ce qui est gênant, c'est que la Bretagne n'est pas soumise au pouvoir franc. La description du partage est d'ailleurs assez peu précise (et fausse dans l'ensemble).

   Deutsch présente ensuite, selon un poncif éculé, les rois francs comme des hommes sanguinaires. Il évoque aussi la guerre contre les Burgondes faite, selon lui, pour "trucider quelques petits monarques des environs dans l’intention bien arrêtée d’agrandir les royaumes reçus en héritage."


   En réalité, on trouve là une politique plus subtile : il s'agit, selon Grégoire de Tours, de venger le père de Clotilde (la mère de trois des quatre rois francs du moment), un ancien roi burgonde tué par son frère. Ce n'est peut-être qu'un prétexte, mais il a au moins le mérite de montrer que les rois francs ne dézinguent pas uniquement pour dézinguer, contrairement à ce que pense notre grand historien. Passons sur la description du meurtre des fils de Clodomir, emprunt d'un jugement moral encore une fois tout à fait malvenu. De même, un peu plus loin, Childebert est présenté comme un "roi barbare et plutôt cruel", ce qui est non seulement réducteur mais en plus inutile ; une telle remarque ferait perdre plusieurs points à une dissertation d'étudiant en première année de licence, mais passons. Bien pire, plus loin, on trouve ceci : "la mentalité tordue et la férocité effrénée des Mérovingiens." J'évite de commenter, je pourrais devenir vulgaire.



   La guerre empêchée par les prières de Clotilde, bon, pas besoin d'être grand clerc pour voir là une légende.

   Je n'arrive pas à comprendre pourquoi Deutsch utilise le terme "athée" pour décrire les Mérovingiens : c'est faux, et l'idée même d'athéisme est impensable à l'époque.

   Les Mérovingiens n'étaient pas athées, ils étaient païens, ce qui signifie qu'ils vénéraient des dieux différents du Dieu des chrétiens. De plus, les historiens débattent pour savoir si la conversion des Mérovingiens était totalement intéressée : comme je l'ai dit, Clovis avait le soutien des évêques de Gaule avant sa conversion, on peut donc se demander pourquoi il s'est converti, d'autant qu'il risquait de se mettre à dos l'aristocratie franque, encore païenne. S'est-il converti pour renforcer le soutien des évêques ? Par conviction personnelle ? Pour des raisons qui nous échappent ? En tout cas, le problème est subtil et la vision de Deutsch simpliste.

   Autre déformation grossière à la page suivante, sur les liens entre les Francs et l'Eglise : Rome ne s'est pas placé dans la main des Francs puisqu'elle est dans la main des Byzantins au moins jusqu'au VIIe siècle. J'en veux pour preuve que l'empereur byzantin doit approuver l'élection du pape. Quant à une quelconque ferveur religieuse, c'est de l'invention pure et simple.


   L'alliance entre l'Eglise et les Francs a bien existé, mais elle est plus tardive : le pape fait appel aux Pippinides, les ancêtres des Carolingiens, au début du VIIIe siècle, pour se protéger des Lombards. Pépin, le père de Charlemagne, combat les Lombards et octroie une partie de leurs terres à la papauté : c'est la naissance des Etats pontificaux. En échange, le pape reconnaît et légitime l'usurpation de Pépin, qui chasse le dernier roi mérovingien du trône.

   Même chose pour l'appel au pape lors du sacre de Germain, et pour l'idée selon laquelle le roi mérovingien "se considère comme le bras séculier de l’Église", une expression (et une réalité) qui fleure bon l'absolutisme qui, rappelons-le, naît vers la fin du XVIe siècle, tout comme la "cassette royale" évoquée un peu plus loin.



   Autre réalité anachronique : Deutsch parle des "Etats" francs. Il existe des querelles autour de la notion d'Etat, qu'on hésite le plus souvent à apposer à l'empire carolingien. La question, en revanche, ne se pose même pas pour les royaumes mérovingiens : on ne peut guère les qualifier d'Etats. Deutsch affirme d'ailleurs, en même temps, que Clotaire règne sur une bonne partie de l'Europe : c'est avoir une étrange vision de l'Europe que de croire que la France actuelle et un morceau d'Allemagne forment "une bonne part de l'Europe"... Dans ce même passage, le ton emphatique pour désigner le choix de Paris comme capitale est tout à fait téléologique et donc malvenu : Deutsch interprète l'histoire à l'aune de ce qu'il sait de la suite de cette histoire, ce qui est une erreur de débutant contre laquelle hurlent tous les professeurs d'histoire.



   Relatant le meurtre de Sigebert Ier en 575 et celui de Chilpéric, Deutsch affirme que Gontran devient seul roi des Francs en 584. Il oublie seulement l'existence de Childebert II, roi d'Austrasie, et de Clotaire II, roi (à peine né, mais roi quand même) de Neustrie. Bagatelle. Deutsch évoque d'ailleurs Childebert II et Clotaire II à la page suivante. Personne n'a-t-il donc relu ce livre avant publication ? Quant au jugement sur le caractère de Gontran et sur les goûts de l'époque, on se croirait dans un livre d'histoire vieux de 100 ans, c'est merveilleux.



   Je suis déçue que Deutsch n'évoque même pas la reine Brunehaut et les longues guerres de la fin du VIe siècle. Vulgariser l'histoire, c'est bien, la simplifier à l'extrême l'est moins. 
   Deutsch parle d'un "pouvoir royal solide et centralisé" pour parler du règne de Clotaire II : là encore, il s'agit d'un anachronisme flagrant, le pouvoir mérovingien est tout sauf centralisé. Le pouvoir centralisé naît plus tard au Moyen Âge, quand on assiste à la construction d'un véritable Etat. 


   Entrons dans le chapitre consacré au VIIe siècle. Il y a plusieurs passages sur des périodes postérieures au Xe siècle, je ne commente donc pas (j'ai du mal à comprendre pourquoi un chapitre sur le VIIe siècle s'ouvre sur dix pages de pas-VIIe-siècle, d'ailleurs) ; même chose pour les considérations archéologiques, je ne connais pas assez le domaine pour me prononcer.
   Je ne sais pas d'où Deutsch tire l'idée d'un orgueil des Parisiens concernant Clotaire II, qui habite avec eux. Et si Clotaire II envoie Dagobert en Austrasie, ce n'est pas, contrairement à ce que pense Deutsch, parce que les habitants sont jaloux : non, c'est parce que les aristocrates austrasiens entendent qu'on reconnaisse leur particularité et leur indépendance.


   Même imprécision un tout petit peu plus loin : les aristocrates mérovingiens envoient certes leurs enfants à la cour de Dagobert pour y être éduqués (on dit à l'époque "nourris", nutriti en latin) et il se dessine certes un réseau de relations dans tous les royaumes francs, mais Deutsch embellit un peu trop la réalité et oublie de préciser que ces jeunes sont aussi un moyen de pression pour le roi, des sortes d'otages qui garantissent l'obéissance de leur famille. La cour de Dagobert n'est pas le monde merveilleux des Bisounours, désolée.


   Encore un anachronisme avec Eloi : Deutsch évoque la canonisation de saint Eloi, mort vers 660. Dommage que la procédure de canonisation n'apparaisse qu'à la toute fin du Xe siècle.


   Pour l'Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, on parle de béatification : ce qui fait le saint, ce n'est pas la sanction du pape, mais la réputation de sainteté du saint en question. Un culte se développe autour d'une tombe, on attribue des miracles au saint, on écrit parfois sa Vie et on enjolive son histoire... C'est cela qui fait le saint : c'est un processus assez informel, qui ne passe pas par la papauté.

   Je ne résiste pas à faire un peu de mauvais esprit : Deutsch nous dit que la Révolution se moque bien de la vérité historique. J'ai en tête un adage sur l'hôpital et la charité...

   On nous parle d' "ambition nationale" concernant les Mérovingiens et les populations des royaumes francs. Totalement anachronique, faux et bassement nationaliste. Il n'y a pas d'idée d'ambition nationale tout simplement parce que l'idée de nation dans son acception moderne naît grosso modo au XIXe siècle.



   Deutsch présente ensuite Dagobert tiré dans des chars à bœufs.


   Deutsch reprend donc le témoignage d'Eginhard, biographe de Charlemagne, sans le critiquer. Mais rappelons qu'Eginhard cherche à légitimer l'usurpation des Carolingiens, qui ont évincé les Mérovingiens du trône : on appelle cela de la propagande. Monsieur Deutsch aurait été une cible parfaite de la propagande carolingienne, à ce que je vois. On peut également préciser que le char à bœuf n'est pas considéré comme un moyen de transport infamant à l'époque, et que c'est justement Eginhard qui le tourne en ridicule.
   Même chose pour l'expression "roi fainéant" : c'est une image issue de la propagande carolingienne, qui n'est plus utilisée en histoire depuis cinquante ou soixante ans, au bas mot.



   Je ne désire pas poursuivre plus loin cette critique pour l'instant : le chapitre suivant, sur le VIIIe siècle, est l'occasion d'évoquer la fin des Mérovingiens et le début de la dynastie carolingienne. Je consacrerai peut-être un autre article de ce blog aux chapitres carolingiens.
   Ma conclusion sera brève : je n'aimais pas le travail de Deutsch avant de le lire, je le déteste avec ardeur maintenant. Outre les approximations et les erreurs dignes d'un débutant (et je n'ai relevé ici que les plus flagrantes), Deutsch semble n'avoir jamais ouvert un livre d'histoire de sa vie : il n'a aucune idée de la manière dont l'historien, amateur ou non, se doit de critiquer les sources et de garder une certaine distance avec ce qu'il dit. Je sais bien que c'est cette distance que Deutsch critique chez les historiens universitaires : mais, s'il veut interpréter les sentiments et les pensées des personnages de l'histoire, qu'il écrive des romans, et non des torchons dont la prétention historique ne saurait cacher sa malhonnêteté intellectuelle.

1 février 2015

Les Gracques

   Je viens de me rendre compte que je n'avais pas encore traité d'histoire romaine sur ce blog. Il est temps de réparer cette erreur avec quelques remarques sur les Gracques et le début des guerres civiles à Rome. Ces guerres civiles sont en général assez bien connues du grand public, ne serait-ce que grâce au succès de l'excellente série Rome. Mais ce que l'on connaît le mieux, c'est la fin de la période : les guerres entre César et Pompée, puis entre Octave et Marc-Antoine, et la victoire finale d'Octave devenu Auguste, premier empereur romain. Ce dont je veux parler aujourd'hui se passe un siècle plus tôt, dans les années -130, et marque le début des troubles qui vont agiter l'empire romain pendant plusieurs décennies.

   Un peu de contexte tout d'abord.
   Dans les années -130, l'empire romain commence à avoir de l'allure : Rome possède toute l'Italie, la Grèce, le sud de l'Espagne et de la Gaule, ainsi que l'actuelle Tunisie (cette carte interactive le montre bien). Cette expansion a diverses conséquences. La guerre incessante amène sur le marché une abondante main-d'oeuvre servile, car les esclaves sont souvent des prisonniers de guerre. Ces esclaves sont, pour la plupart, des travailleurs affectés sur les grands domaines aristocratiques. Or l'aristocratie s'enrichit et tire profit de la guerre : elle a plus de moyens et commence à investir dans une agriculture spéculative. On assiste donc, grâce aux nombreux esclaves et à l'argent des butins de guerre, à une spécialisation des exploitations agricoles appartenant à l'aristocratie, en vue de la commercialisation.
   Parallèlement à l'émergence de la grande propriété aristocratique, on assiste à un recul de la petite propriété. Les petits propriétaires restent longtemps en service dans l'armée : leurs terres tombent en friche. Ils subissent des pertes démographiques importantes. Par conséquent, de nombreuses terres sont laissées à l'abandon, et les paysans qui veulent garder leurs propriétés s'endettent.
   Enfin, se pose le problème de l'ager publicus. Ce terme désigne les terres possédées par l'ensemble du peuple romain et destinées à le nourrir. Avec les conquêtes du IIe siècle av. J.C., cet ager publicus augmente beaucoup. Mais, au lieu de rester aux mains de l'Etat, les terres sont de plus en plus souvent accordées gratuitement à des hommes pour services rendus, données à des colons ou louées. Ceux qui les occupent se considèrent comme propriétaires. Des aristocrates en profitent pour agrandir encore leurs terres. Les personnes et les cités à qui ont a confisqué ces terres, mais à qui ont a laissé le droit de s'en servir pour le bien du peuple romain, se sentent évidemment lésées, ce qui génère des tensions. Ces tensions se cristallisent autour du service militaire : de nombreuses cités alliées ou latines (je ne rentre pas dans le détail des statuts des cités de l'empire, c'est très compliqué et pas tout à fait passionnant) perdent des citoyens qui vont s'installer à Rome, mais ils doivent toujours fournir le même nombre de soldats qu'avant ces migrations. A cela s'ajoute la faible attractivité du service militaire, long, difficile et peu rémunéré.
   Vous l'aurez compris, la situation est assez explosive : les pauvres s'appauvrissent et les riches s'enrichissent, ce qui est rarement bon signe, des personnes s'accaparent les biens publics et le service militaire fait des mécontents.

Les Gracques vus par Eugène Guillaume, au XIXe siècle (source).

   Venons-en au sujet : les Gracques. Il s'agit de deux frères, Tiberius Sempronius Gracchus et Caïus Sempronius Gracchus. Ils sont issus de la haute aristocratie romaine : leur père a été consul, leur mère est la fille de Scipion l'Africain, qui a remporté de grandes victoires contre Carthage, l'ennemie de Rome. Les deux frères ont reçu une excellente éducation et entament une carrière classique : Tiberius, l'aîné, sert dans l'armée, à Carthage et dans la péninsule ibérique. Il tire de cette expérience une certitude : pour que l'armée romaine soit puissante, il faut qu'elle soit constituée de bons citoyens romains, qui sont aptes à faire de bons soldats ; ces citoyens sont avant tout des paysans. Or, on l'a dit, les paysans s'appauvrissent et les campagnes se vident. Pour Tiberius Gracchus, il faut donc reconstituer une paysannerie digne de ce nom, afin d'appuyer les conquêtes. Tiberius tire de cette constatation un projet de réforme agraire. C'est cette idée de réforme qui fera dire à certains révolutionnaires français puis soviétiques que les Gracques étaient aussi des révolutionnaires. Mais pas d'anachronisme, ni d'extrapolation : les Gracques sont des aristocrates et ne cherchent absolument pas à renverser la société ; leurs réformes ne sont pas "communistes", même si elles seront parfois présentées comme telles à l'époque contemporaine.

   Ces réformes, quelles sont-elles ? Il faut distinguer deux périodes et deux vagues de réforme.
   Tout d'abord, Tiberius Gracchus devient tribun de la plèbe (représentant et défenseur de la plèbe) en -133. Il propose une réforme en ce qui concerne l'ager publicus : l'occupation en est limitée à 125 hectares par personne (plus 62,5 hectares par enfant, avec une limite maximale de 250 hectares). Il ne s'agit donc plus d'une occupation de l'ager publicus, mais d'une véritable accession à la propriété, ce qui doit permettre de reformer une paysannerie stable. Tiberius propose également de former un "triumvirat agraire", une sorte de comité chargé de distribuer les terres. Il cherche donc à redistribuer les terres publiques, ce qui justifie aussi sa récupération, au XXe siècle, par les soviétiques.
   Ces propositions, réunies dans un texte du nom de Rogatio Sempronia, ne plaisent pas du tout aux sénateurs et à certains membres de l'aristocratie, qui poussent un autre tribun à utiliser son droit de veto contre Tiberius. Ce dernier ne se laisse pas faire et fait déposer son opposant par les comices (des assemblées du peuple romain). C'est la première fois que cela arrive, et c'est une vraie rupture car Tiberius introduit ici l'idée de souveraineté populaire : il considère que le peuple a le droit de déposer un magistrat qui agit contre ses intérêts. Tiberius peut donc faire adopter la Rogatio Sempronia et constituer le triumvirat agraire, composé de Tiberius, de son frère Caïus, et de Claudius Pulcher, le beau-père de Tiberius. Les réformes commencent, malgré la grande résistance de l'aristocratie.
   En outre, Tiberius estime que la conquête romaine doit bénéficier à tous les citoyens : c'est en quelque sorte son mot d'ordre. Il entend donc diviser le trésor du roi Attale III de Pergame (qui a légué son royaume à Rome) aux nouveaux bénéficiaires de l'ager publicus, afin de leur octroyer un capital de départ. La tension ne fait que monter avec l'aristocratie.
   Pour continuer ses réformes, Tiberius doit se faire réélire tribun de la plèbe en -132, mais la loi l'interdit. Prenant l'initiative, quelques sénateurs provoquent une émeute et accusent Tiberius d'aspirer à la monarchie (qui est le pire des maux dans l'esprit des Romains) : Tiberius est assassiné avec une partie de ses partisans. Le triumvirat agraire continue cependant son oeuvre.

   C'est en -124 que s'ouvre la deuxième phase de réforme, quand Caïus, le frère de Tiberius, se présente au tribunat de la plèbe. Il est facilement élu, ce qui montre la popularité du programme entamé par Tiberius. Caïus fait tout d'abord en sorte que l'enquête sur le meurtre de Tiberius se poursuive. Il poursuit la politique de son aîné en l'élargissant, et il conserve l'idée de souveraineté populaire. Il rend possible la réitération de la fonction de tribun de la plèbe. Il reprend le principe de la loi agraire de Tiberius, mais en octroyant des lots plus importants : pour lui, les terres de l'ager publicus données doivent donner lieu à des fondations de colonies (des cités romaines, avec des institutions romaines). Deux sont fondées en Italie, et une à Carthage.
   Caïus met aussi en place une politique de constructions de route. Il fait adopter une loi frumentaire qui institue des distributions de blé à bas prix. Il trouve les fonds nécessaires dans de nouveaux droits de péage et des impôts dans la province d'Asie (ouest de la Turquie) nouvellement conquise. C'est la classe des chevaliers qui est chargée de la collecte de ces droits et de ces impôts : Caïus fait donc d'une pierre deux coups, puisque la loi frumentaire lui assure les faveurs du peuple tout en lui permettant d'avoir des alliés dans l'ordre équestre. Caïus cherche d'ailleurs à modifier la constitution des ordres de la société : il élargit l'accès au Sénat et limite les pouvoirs des sénateurs, qui peuvent désormais être mis en accusation s'ils ont ourdi une machination judiciaire contre un citoyen.
   Ce n'est toutefois pas sur ces questions que la politique de Caïus Gracchus échoue, mais sur le rapport aux autres cités italiennes. En -122, Caïus propose d'accorder la citoyenneté romaine aux colonies de droit latin (le droit des cités italiennes, dit droit latin, est différent de celui de Rome) pour se rapprocher de l'aristocratie italienne. Candidat à un troisième mandat de tribun de la plèbe, Caïus est battu et périt, avec bon nombre de ses partisans, dans un massacre soutenu par les sénateurs. On revient sur les réformes des Gracques : les lots de terre octroyés par les lois agraires sont rendus aliénables, le triumvirat agraire est supprimé en -118.

   Quel bilan peut-on tirer de la décennie qui court de -133 à -122 et qui est marquée par les réformes des Gracques ? C'est la première fois en un siècle que l'aristocratie romaine se divise sur les questions du gouvernement de Rome. Cette division donne naissance aux deux camps qui se déchireront pendant les guerres civiles : les Populares sont les aristocrates qui souhaitent des réformes, dans la lignée des Gracques, tandis que les Optimates désignent les sénateurs conservateurs. La question agraire est loin d'être réglée, et demeure un enjeu important dans la République romaine finissante.
   Ce qui rend cet épisode intéressant est aussi la récupération ultérieure qui en sera faite : les Gracques seront tantôt décriés comme de dangereux agitateurs, tantôt célébrés comme les ancêtres des communistes et des révolutionnaires, selon le bord politique de ceux qui les invoqueront. Pendant la Révolution par exemple, un dénommé Babeuf prend le nom de Gracchus et se revendique des Gracques lorsqu'il prône une politique de parfaite égalité, alors que cette notion est tout à fait étrangère aux Gracques.