20 août 2016

Billet d'humeur : quand les femmes disparaissent de l'histoire

   J'ai décidé aujourd'hui de faire un article un peu particulier : au lieu de vous parler des reines au Moyen Âge, il me semble important d'évoquer ici un problème qui me tient à cœur depuis quelques semaines, celui de la représentation des femmes dans l'historiographie. Le rôle de l'historien-ne (ou apprentie historienne, dans mon cas) n'est pas seulement de décrire les sociétés du passé, mais aussi de s'interroger sur la manière dont on représente ces sociétés et sur ce que ces représentations disent de nous : ce travail d'autocritique me paraît essentiel, il permet de décrypter les présupposés qui viennent immanquablement brouiller notre vision des sociétés que nous étudions.
   Le sujet qui m'intéresse aujourd'hui tient à la nature de mes lectures du moment : ayant terminé mon master de recherche en histoire médiévale, je me dois à présent de passer l'agrégation, qui est avec le CAPES l'un des concours de l'enseignement. Le programme est le suivant : 
    - le monde romain de -70 à 73,
   - gouverner en islam du Xe au XVe siècle (Iraq, Syrie, Hijaz, Yémen, Égypte, Maghreb, al-Andalus),
   - sciences, techniques, pouvoirs et sociétés du XVIe au XVIIIe siècle (Angleterre, France, Pays-Bas, péninsule italienne),
   - le Moyen-Orient de 1876 à 1980,
   - il y a aussi deux questions de géographie, une sur les mers et océans, une sur la France des marges, mais je n'en parlerai pas ici.

   Il faut bien avouer que ce programme est plutôt alléchant, et présente un mérite rare, celui de ne pas se focaliser uniquement sur l'Europe occidentale, et de traiter le monde non-occidental pour lui-même, et non dans son lien avec l'Europe : à titre d'exemple, les derniers sujets qui évoquaient les sociétés extra-européennes portaient sur la péninsule ibérique et le monde à l'époque moderne, 1470-1640 (sessions 2014 et 2015) ou sur les sociétés coloniales, 1850-1950 (sessions 2013 et 2015) ; il ne s'agissait pas d'étudier le reste du monde, mais d'étudier le reste du monde par rapport à l'influence européenne. Cette année, les programmes sont résolument différents et mettent l'accent sur le monde arabe et/ou musulman en tant que tel, et il me semble qu'il est important de le souligner (ne reste plus qu'à intégrer davantage les mondes extra-européens dans les programmes scolaires, mais c'est un autre débat).
   Je me suis donc lancée dans la lecture de divers manuels avec grand plaisir. Pourtant, au bout de quelques jours, quelle n'a pas été ma déconvenue en constatant que tous ces livres omettaient... la moitié de la population des sociétés étudiées. J'ai lu plusieurs centaines de pages et les noms de femmes que j'ai trouvés se comptent sur les doigts de la main. A titre d'exemple, en 275 pages, l'Histoire de la science moderne, de la Renaissance aux Lumières (Bruno Belhoste, Paris, 2016 - fort intéressant au demeurant) consacre un seul paragraphe, aux pages 232-233, à la place des femmes dans les sciences. Un. Seul. Paragraphe. En outre, la contribution d’Émilie du Châtelet, éminente mathématicienne et physicienne du XVIIIe siècle, n'est évoquée qu'en trois lignes ; les autres mentions d’Émilie du Châtelet, extrêmement rapides, se contentent de mentionner son lien avec Voltaire, dont l’œuvre est, elle, abondamment traitée.

Portrait d’Émilie du Châtelet (source)

    Cet exemple me paraît tout à fait représentatif du problème de la représentation des femmes dans l'historiographie : tout d'abord, les femmes sont presque toujours évoquées en relation avec les hommes de leur entourage. On retrouve ce travers en histoire romaine, avec la figure de Cléopâtre notamment, ou dans la chronologie donnée par François Hinard à la fin du premier volume de son Histoire romaine (Paris, 2000) : les femmes évoquées, qu'il s'agisse de Julie, de Livie ou d'Octavie, sont définies par rapport à leur père ou à leur époux, elles n'ont en quelque sorte aucune existence propre. Les traits biographiques des figures féminines, de Livie à Nigâr Hanim (une écrivaine ottomane dont Frédéric Hitzel, dans Le dernier siècle de l'Empire ottoman, Paris, 2014, prend soin de rappeler qu'elle est fille d'Osman pacha), en passant par Khadija, sont bien souvent réduits à ceux des hommes qu'elles ont côtoyés ; on laisse peu de place à leur action propre, et leur identité est définie par rapport à celle des hommes. En outre, le traitement de ces femmes peut être particulièrement sexiste et enchaîner les clichés : dans l'Histoire romaine, un paragraphe est intitulé "Les charmes de Cléopâtre", et l'action politique de la dernière reine d’Égypte est traitée uniquement en fonction de sa liaison avec Jules César [je n'ai pas encore lu les passages évoquant Marc-Antoine et Cléopâtre, je doute qu'il en soit autrement].
   Ensuite, l'exemple de l'Histoire de la science moderne me semble révélateur du peu de cas que peuvent faire les historiens de la place des femmes dans l'histoire. Certes, il ne s'agit pas de dire qu'il y a eu, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, autant de femmes de science que d'hommes de science : cela serait erroné. Mais il y a là un biais pernicieux : puisque les femmes sont moins nombreuses dans ces activités, les historiens ne les évoquent qu'en passant, au détour d'un paragraphe, ce qui contribue à invisibiliser encore davantage leur action. On retrouve la même chose dans Le dernier siècle de l'Empire ottoman : sur les auteurs importants de la période, présentés aux pages 207-214, on trouve deux femmes, Nigâr Hanim et Halide Edip Adivar, contre vingt-et-un hommes. Là encore, il ne s'agit pas d'être naïf/naïve : bien sûr, l'Empire ottoman n'est pas favorable à l'émancipation des femmes et à leur prise de parole. Mais le rôle de l'historien-ne, il me semble, serait de commenter ceci et d'expliquer, au moins rapidement, pourquoi il y a si peu de femmes écrivaines. Or Frédéric Hitzel consacre à peine trois pages (sur 282) à la condition féminine dans l'Empire. De même, l'ouvrage de Vincent Cloarec et d'Henry Laurens, Le Moyen-Orient au XXe siècle (Paris, 2000) évoque l'action de Lawrence d'Arabie au cours de la Première Guerre Mondiale et son soutien à la révolte arabe ; aucune mention n'est faite de Gertrude Bell, qui a pourtant joué un rôle similaire à celui de Lawrence. On assiste donc, dans l'historiographie, à l'éviction pure et simple de l'action féminine, même lorsque celle-ci a existé.

Portrait de Nigâr Hanim (source)

    L'ouvrage d'Hitzel présente à mon sens d'autres travers, que l'on retrouve dans les autres manuels : il parle tout d'abord régulièrement de "la femme ottomane". LaFâme, la Seule, l'Unique. Nul doute pourtant que la condition des sœurs du sultan et celle des paysannes anatoliennes n'est pas la même ; de plus, lorsqu'il parle de "la femme ottomane", il parle en réalité "des femmes musulmanes de la bourgeoisie urbaine", ce qui n'est pas tout à fait la même chose : quid des femmes de la campagne, des ouvrières, des femmes des autres confessions de l'Empire ? Les manuels généraux tendent à uniformiser la condition des femmes, alors même que l'historiographie souligne, depuis le début des années 1990 au moins, la diversité des conditions féminines au sein des sociétés, et la vacuité qu'il y a à parler de "la" condition de "la" femme : les ouvrages spécialisés prennent aujourd'hui soin d'utiliser le pluriel. De plus, les rares évocations que fait Hitzel des femmes en-dehors de ces trois pages sur "LaFâme" concernent des sujets extrêmement stéréotypés : le costume et le harem, reflet des fantasmes des historiens face à ce qui paraît exotique dans la condition des femmes ottomanes. Nul besoin de commenter l'aspect patriarcal de cette société : cela va en quelque sorte de soi pour les historiens qui vivent eux-mêmes dans une société patriarcale. Enfin, l'évocation de quelques grandes figures féminines, à l'instar de Nigâr Hanim et d'Halide Edip Adivar, masque la condition des autres femmes et leur diversité : on retrouve cela dans Le monde musulman des origines au XIe siècle (Philippe Sénac, Paris, 2014) qui, en consacrant quelques lignes aux célébrités que sont Khadija et la Kahina, se dispense d'évoquer les autres femmes. Il en va de même, en histoire romaine, pour la place prise par Livie ou Cléopâtre et, en histoire moderne, pour Émilie du Châtelet. Finalement, les historiens agissent comme si, en évoquant ces figures connues, cela suffisait à résumer l'intégralité de l'action féminine dans les domaines concernés.

Livie (source)

   Les femmes, dans les quelques livres que j'ai évoqués, n'occupent donc qu'une place ridicule, malgré leur apport à la politique romaine ou ottomane, malgré leur apport scientifique parfois important. Encore une fois, il ne s'agit pas de croire que l'apport des femmes dans ces sociétés est le même que celui des hommes : dans les sociétés arabes ou romaines et dans l'Europe moderne, les femmes sont exclues des positions éminentes, qu'il s'agisse du pouvoir politique ou des fonctions intellectuelles, ce qui induit leur moindre participation à ces activités. Pourtant, et l'historiographie des femmes l'a montré depuis longtemps, des femmes ont toujours su jouer des interstices que leur laisse la domination masculine pour acquérir du pouvoir et prendre la parole, parfois de manière indépendante, de leur propre chef. En n'évoquant jamais cela, les manuels reprennent finalement à leur compte le discours des acteurs du passé, selon lequel les femmes ne sont pas dignes d'accéder à la sphère politique et intellectuelle : cela me semble particulièrement gênant lorsque l'on sait que l'un des premiers devoirs de l'historien-ne est de prendre de la distance par rapport à ses sources et aux discours qu'elles produisent.

   En conclusion de ces rapides remarques, il semble donc que l'histoire des femmes, née dans les années 1970 et donc parée de l'aura de l'ancienneté au regard de l'historiographie, n'a pas encore pénétré dans les préoccupations des auteurs de manuels : malgré une production considérable, malgré une pléthore d'ouvrages de qualité sur l'histoire des femmes de l'Antiquité à nos jours, il est encore possible d'écrire des livres entiers en ne traitant des femmes qu'au détour d'une phrase.

   Je tiens à souligner que ce billet n'est pas complet : il gagnerait à citer d'autres titres. J'essayerai de le compléter au fur et à mesure de mes lectures, mais il me semblait important de tirer un premier bilan de cela. Je tiens également à me prémunir d'une critique que l'on pourrait m'adresser : il est bien évident que mon intérêt pour l'histoire des femmes et pour le féminisme influence ma vision de la question de la place des femmes dans l'histoire, et me rend extrêmement critique sur le sujet ; on pourrait m'accuser de n'être "pas neutre" et de "trop prendre parti". Je me contenterai de rappeler que toute histoire (et tout discours scientifique) s'énonce à partir d'un point de vue, et que notre propre condition et nos intérêts influencent toujours notre discours. En un mot, tout discours historique est subjectif. A moins de se borner égrener des listes de bataille et des généalogies. Mais c'est une histoire qui n'a plus cours depuis le début du XXe siècle.