26 avril 2015

Vikings : une série entre mythe et histoire

   Si vous aimez les séries, et plus particulièrement les séries historiques, il est peu probable que vous n'ayez jamais entendu parler de Vikings, une série créée par Michael Hirst (qui a aussi créé Les Tudors) en 2013. J'aimerais évoquer ici le rapport entre la fiction et l'histoire dans cette série, et la manière dont les scénaristes interprètent et déforment parfois l'histoire. Attention, si vous n'avez pas fini de regarder Vikings, je vous déconseille la suite de cet article, dans lequel j'évoquerai beaucoup la saison 3, y compris le dernier épisode !



   L'histoire est celle de Ragnar Lothbrok, un guerrier viking, qui décide de partir piller les contrées inconnues de l'ouest, et qui arrive avec son armée sur les côtes anglaises. Les trois saisons développent l'ascension de Ragnar au sein de son clan et la découverte, par les guerriers vikings, de la société chrétienne. Le point de vue adopté par la série est tout à fait intéressant : loin de se cantonner au cliché des attaques vikings destructrices et au ressenti des chrétiens qui voient déferler sur leurs côtes ce qu'ils prennent pour un fléau divin, les scénaristes s'intéressent à ceux qui sont traditionnellement les méchants. De ce parti pris découle une vision moins manichéenne des "invasions" vikings que celle à laquelle nous sommes accoutumés : les vikings ne sont pas décrits uniquement comme des guerriers sanguinaires.
   Une autre des qualités de la série tient à la présence de consultants historiques visiblement compétents. On peut ainsi noter une référence, à la fin de la saison 1, à l'historien Adam de Brême, qui écrit au XIe siècle une Histoire des archevêques de Hambourg ; dans cette histoire, il évoque longuement les populations païennes scandinaves, que l'archevêché de Hambourg se doit de christianiser. Au livre 4, plusieurs paragraphes sont consacrés aux cultes rendus aux dieux scandinaves dans le temple d'Uppsala : or la présentation des cultes et des sacrifices dans Vikings est tout à fait conforme à la description d'Adam de Brême, jusqu'à la description de l'intérieur du temple. Les scénaristes ont visiblement une bonne connaissance de la chronologie des attaques vikings : ce n'est pas un hasard si Ragnar et ses compagnons attaquent en premier lieu le monastère de Lindisfarne, dès le deuxième épisode de la saison 1. Ce monastère est en effet le premier à avoir été attaqué par ceux que l'on appelle alors les Normands (ce qui signifie "hommes du nord"), en 793 ; l'attaque a eu un fort retentissement dans le monde chrétien et certains penseurs, comme Alcuin, conseiller de Charlemagne, voient en elle une punition divine pour les péchés des chrétiens.

Lindisfarne se situe au nord de l'Angleterre, dans un royaume alors appelé Northumbrie. C'est le premier lieu touché par les attaques vikings, mais c'est loin d'être le seul : les vikings ont mis à sac de nombreuses villes des îles britanniques et de l'empire carolingien (en blanc sur cette carte) au cours du IXe siècle. Ils ont même franchi le détroit de Gibraltar et attaqué l'Espagne et le sud de la Gaule.

   Mais ces données historiques sûres, dont on trouve de nombreux exemples dans la série, s'enchaînent en ne respectant absolument pas l'ordre chronologique. Ainsi, entre l'attaque de Lindisfarne et le pacte de Rollo avec le roi des Francs, dans le dernier épisode, s'écoulent en réalité... 118 ans (l'attaque a lieu en 793, le traité de Saint-Clair-sur-Epte, qui fait de Rollo le duc de Normandie, est signé en 911). Entre-temps ont lieu deux attaques de Paris, une en 845, sous Charles le Chauve, et une en 885, sous Charles le Gros ; lors de cette seconde offensive, c'est le comte Eudes qui protège la cité parisienne. Ici, les scénaristes font d'Eudes un fidèle de Charles le Chauve, et non de Charles le Gros. La princesse Gisla, présentée comme la fille de Charles le Chauve et donnée en mariage à Rollo, est en réalité la fille de Charles le Simple et son mariage avec Rollo n'est attesté que dans des sources tardives. Il semblerait donc que les scénaristes aient amalgamé trois rois carolingiens portant le même nom en un seul, et qu'ils aient fait gravité autour de lui des personnages issus de trois périodes différentes.
   En outre, au moment où Ragnar assiège Paris, un missionnaire du nom d'Anskar fait son apparition chez les vikings : si Anskar a réellement existé, il s'est rendu en Suède dans les années 820-830, soit 15 ans (au bas mot) avant le premier siège de Paris. On trouve le même mélange de générations parmi les rois anglo-saxons : le roi Aelle de Northumbrie et le roi Egbert de Wessex sont présentés comme des contemporains, alors qu'Aelle est devenu roi vers 862, soit 23 ans après la mort d'Egbert intervenue en 839. Le fils d'Egbert est marié à Judith qui, dans la série, est la fille d'Aelle, alors qu'en réalité elle est la fille de Charles le Chauve : les scénaristes ont donc créé des liens entre Charles le Chauve et des personnages qu'il n'a pas connus, mais ont faussé les liens de Charles avec d'autres personnages historiques. C'est un choix pour le moins étonnant.
   Ce mélange des générations et des événements de manière tout à fait arbitraire peut mener à des incohérences : dans la première saison, le roi Egbert affirme avoir vécu à la cour de Charlemagne (ce qui est historiquement attesté), tandis que dans la saison 3, un Charles le Chauve déjà âgé rappelle qu'il est le petit-fils de Charlemagne ; il se serait donc écoulé une bonne cinquantaine d'années entre les deux épisodes, mais Ragnar, Lagertha et leurs compagnons sont toujours aussi fringants. A part cette incohérence, on peut remarquer que les scénaristes évitent soigneusement toute mention de date : cela évite de rendre trop grossiers les problèmes chronologiques.
   Il est probable que les scénaristes aient décidé d'amalgamer tous ces événements en présumant l'ignorance du grand-public. Il est vrai que la période est suffisamment méconnue pour qu'un simple amateur n'ait pas conscience de ces problèmes. C'est pour moi l'un des problèmes majeurs de la série : certes, il s'agit d'une oeuvre de fiction, qui ne prétend à aucun moment remplacer un livre d'histoire. Mais quitte à donner une visibilité à une période inconnue et à faire sortir des limbes des figures oubliées, pourquoi ne pas faire en sorte de suivre un minimum la réalité historique ? Je pense notamment à ce qui a été fait dans la très bonne série Rome : malgré quelques libertés dues au caractère fictionnel de l'oeuvre, la chronologie et le déroulement des faits demeurent globalement fidèles à la réalité. Je trouve donc que le parti pris des réalisateurs de Vikings est éminemment regrettable : se référer davantage à la réalité historique permettrait de faire de la vulgarisation efficace et divertissante (avouons que regarder un film ou une série historique est plus passionnant que de lire un livre d'histoire, aussi bien écrit soit-il).
   On pourrait objecter à cette critique que Ragnar Lothbrok est un personnage semi-légendaire : difficile de coller à la réalité historique lorsque l'on suit les aventures d'un personnage plus ou moins mythique. Le personnage de Ragnar apparaît dans la Geste des Danois, un texte de Saxo Grammaticus (XIIe siècle) qui retrace le passé du peuple danois. Il se pourrait que le Ragnar de Saxo soit la synthèse de plusieurs chefs normands ayant vécu au IXe siècle ; peut-être les scénaristes de la série ont-ils voulu rendre compte de cette multiplicité en éclatant la chronologie. Mais je ne suis pas convaincue pour autant.
   Toujours selon Saxo Gammaticus, Ragnar aurait épousé une skjaldmö, ou femme guerrière, du nom de Lagertha - ce que reprend la série. Le problème de la place des femmes dans les sociétés scandinaves est épineux, et les historiens s'écharpent régulièrement sur le sujet : plusieurs légendes font état de femmes qui prennent part aux combats ; selon Saxo Grammaticus, Lagertha est une guerrière avant d'être l'épouse de Ragnar. Mais les textes qui parlent des skjaldmös sont tous relativement tardifs, et il est difficile de les prendre au mot, d'autant que l'archéologie ne permet pas de confirmer ou d'infirmer ces textes : on a certes retrouvé des femmes vikings enterrées avec des armes, mais cela veut-il dire qu'elles ont combattu ? Vaste question. La série prend ici ouvertement le parti de la légende en intégrant de nombreuses skjaldmös, notamment Lagertha et Porunn, sans innover réellement par rapport aux représentations classiques : depuis le Moyen Âge, les chrétiens fantasment le rôle des femmes dans les sociétés scandinaves et leur éventuelle participation à la guerre ; le cliché de la guerrière viking aussi intrépide que les hommes est récurrent. Rien de novateur ni de très historique, mais ce parti pris permet au moins de représenter des femmes indépendantes dans une série à destination du grand public, ce qui est toujours appréciable !

Le personnage de Lagertha est interprété par la merveilleuse Katheryn Winnick. De quoi pardonner les incartades par rapport à la réalité historique.

   En définitive, Vikings reste une bonne série historique, malgré son traitement aléatoire de la chronologie et son caractère parfois trop ouvertement épique et légendaire. J'ose espérer qu'elle intéressera quelques personnes à cette période trop méconnue qu'est le haut Moyen Âge.

1 commentaire:

  1. Un compte-rendu critique et nuancé, vraiment excellent. Tout en gardant en tête les remarques sur la chronologie, j'ai bien envie de regarder la série.

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