Je suis amenée, dans le cadre de mes recherches de master, à lire un certain nombre d'hagiographies du Haut Moyen Âge. L'une d'entre elles m'a touchée, et m'a parue intéressante à présenter rapidement, pour plusieurs raisons :
- C'est une histoire qui montre que les hommes de l'an mil ne sont pas si différents de nous : ils ont des sentiments et des émotions semblables aux nôtres, il est possible pour un lecteur contemporain de s'identifier à eux et, dans une certaine mesure, de les comprendre.
- Ce texte va contre une idée reçue sur le Moyen Âge : on estime assez souvent que c'est une période qui met l'accent sur le groupe plutôt que sur l'individu, une période qui nierait en quelque sorte l'idée de "moi". Cela expliquerait pourquoi il n'y a pas d'autobiographie entre saint Augustin (mort en 430) et le XVIème siècle. Mais, en lisant le texte que je vais vous présenter, on se rend compte qu'il y a une forme d'autobiographie au Moyen Âge, et que les individus peuvent s'exprimer.
Le texte en question est la Vie des Cinq Frères, écrite par Bruno de Querfurt vers 1008.
Quelques précisions avant de commencer.
L'hagiographie, tout d'abord. Il s'agit d'un genre littéraire particulièrement en vogue au Moyen Âge. On peut traduire le terme par "vie de saint". Avant le XIIème siècle (je crois : c'est peut-être le XIIIème), la canonisation telle que nous la connaissons au sein de l'Eglise n'existe pas. Pour qu'un saint soit reconnu comme tel, il suffit simplement qu'il soit vénéré par une ou plusieurs communauté-s. Parfois, un moine d'une communauté décide d'écrire une sorte de biographie du saint dont il est question, en relatant ses hauts faits, ses miracles, et en faisant étalage de ses vertus. C'est cela, une hagiographie. Certaines ont une valeur historique forte, d'autres ressemblent davantage à des contes. Dans tous les cas, elles permettent d'avoir accès à la mentalité d'une époque, dans une société donnée (celle des clercs).
Autre petite précision, sur le contexte religieux dans lequel s'ancre cette histoire. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, toute l'Europe n'est pas encore christianisée en l'an mil : il reste des peuples païens au sud et à l'est de la Baltique (le dernier roi à se convertir est le roi de Lituanie, en 1386). Il y a donc encore des missionnaires, des moines qui décident de quitter leur communauté pour s'aventurer au milieu de peuples païens, souvent hostiles à ces hommes qui tentent de leur faire abandonner leur culture et les dieux de leurs ancêtres. L'entreprise de christianisation s'accompagne de violences de part et d'autre : il y a des conversions obtenues par la force (c'est le cas pour les Saxons, matés par Charlemagne à la fin du VIIIème siècle), et les païens martyrisent régulièrement des missionnaires venus leur prêcher l’Évangile - le cas le plus frappant étant celui de Jean, évêque de Merklembourg, sacrifié au dieu païen Radegast par le peuple des Abodrites, en novembre 1066 (c'est le chroniqueur Adam de Brême qui relate cette histoire). Les relations entre païens et chrétiens sont donc loin d'être apaisées en ce début de XIème siècle.
Carte de l'Europe vers 1000 (source)
Venons-en au texte proprement dit. La Vie des Cinq Frères relate la vie de Jean et Benoît, deux moines originaires d'Italie, qui s'installent dans une communauté monastique nouvellement fondée à Pereum, près de Ravenne. L'empereur Otton III leur rend souvent visite - preuve que les moines dont il est question sont proches du pouvoir, et que la mission à venir est soutenue par ce pouvoir (le religieux et le politique sont toujours très liés, notamment au Moyen Âge). Otton III a des intérêts pour le monachisme, mais aussi pour la mission : il envoie des missionnaires chez les Slaves après avoir fait bâtir une rotonde en l'honneur d'Adalbert, évêque de Prague, martyrisé par un peuple de Prusse quelques années auparavant. L'empereur envoie donc Jean et Benoît prêcher chez les Slaves (qui se trouvent alors quelque part entre l'actuelle République tchèque et la Pologne). Bruno, l'auteur de la Vie, raconte qu'il est très affecté par le départ de Benoît, qui est son proche ami.
Les deux moines, en partant, demandent à Bruno de leur obtenir une licence papale pour prêcher aux païens : le soutien du pape est en effet le plus souvent nécessaire pour mener à bien une entreprise missionnaire. Mais Bruno ne peut obtenir la licence tout de suite : la mort d'Otton III, en 1002, entraîne un chaos politique qui empêche notre auteur de rendre visite au pape. Quand il obtient enfin la licence, il est obligé de faire un détour par la Hongrie, toujours à cause de troubles politiques, et ne peut atteindre la Pologne, où se sont installés Benoît et Jean.
Dans le même temps, Bruno raconte à quel point Benoît et Jean s'ennuient, ne pouvant entamer leur oeuvre missionnaire. Pour se fondre parmi les païens et commencer à prêcher, ils ont adopté les habits locaux et se sont rasés la tête à la manière des païens. Benoît, s'impatientant, décide de partir à la recherche de Bruno : il quitte la Pologne. Mais son voyage prend fin à Prague : la situation politique l'empêche d'aller plus loin.
Bruno décrit ensuite la parfaite vie érémitique menée par Benoît et Jean, qui sont rejoints par deux frères slaves, Isaac et Matthieu. Ils vivent ensemble avec leur cuisinier Christinus.
Un jour, des brigands, ayant entendu qu'un roi a donné de l'argent aux ermites, décident d'attaquer les cinq hommes. L'argent a été dépensé par Benoît lors de son bref voyage, mais les voleurs ne le savent pas : ils ravagent l'ermitage et tuent les quatre ermites ainsi que le cuisinier. Ils décident de mettre feu à l'église adjacente pour déguiser leur crime en accident ; mais l'église refuse de brûler. Les cadavres sont découverts le lendemain par les habitants du village voisin, et enterrés dans l'église qui n'a pas brûlé par l'évêque. Le texte se conclue par un récit des miracles qui ont eu lieu sur la tombe.
La valeur historique de ce texte tient, à mes yeux, à ce que dit Bruno de lui-même : n'ayant pu obtenir la licence papale à temps, il se sent responsable de la mort de ses amis. Sa culpabilité est sensible tout au long du texte ; il ne cesse de regretter son attitude, de se lamenter sur les retards qu'il a accumulés. Il décrit aussi longuement son amitié avec Benoît, ce qui rend le témoignage encore plus déchirant. Bien plus, ce texte nous permet de plonger directement dans la psychologie de Bruno, et de connaître un des éléments qui a le plus marqué sa vie. Ian Wood, dans The missionary life, parle d'une "stupéfiante étude de psychologie". Il s'agit là d'une oeuvre personnelle, écrite en quelque sorte pour exorciser la culpabilité de l'auteur. On peut en quelque sorte parler d'autobiographie psychologique : Bruno ne parle pas de lui, de sa vie et de ses actes, mais il laisse tout de même entrevoir une grande partie de son être, il nous donne accès à ses peurs, à ses doutes, à ses regrets. Son témoignage est donc une plongée presque unique dans le cœur d'un homme du Moyen Âge.
Bruno écrit la Vie des Cinq Frères au moment où lui-même se trouve en Pologne. Il part ensuite en mission et est martyrisé en 1009 par des païens.
Sources
La Vie des Cinq Frères n'a hélas pas été traduite en français, à ma connaissance. Si vous avez l'envie folle de lire 22 pages de latin pour découvrir cette histoire, vous la trouverez dans le recueil des MGH. Il en existe une traduction en anglais dans un obscur ouvrage bilingue (latin/anglais), Saints of the Christianization Age of Central Europe, qui n'est disponible que dans une ou deux bibliothèques en France. C'est le problème de la plupart des hagiographies du Haut Moyen Âge : elles ne sont lues que par des spécialistes qui connaissent le latin et ne font pas l'objet d'une traduction - elles restent donc tout à fait inconnues du grand public.
Ian Wood, dans son étude sur les missionnaires du Haut Moyen Âge (The missionary life. Saints and the evangelization of Europe, 400-1050, Longman, 2001), consacre un chapitre entier à Bruno de Querfurt et une sous-partie de ce chapitre à la Vie des Cinq Frères.
La vie des cinq frères a été traduite en français dans Saint Pierre Damien et Bruno de Querfurt (Editions du Soleil Levant, 1962)
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