20 septembre 2014

L'Empire ottoman et l'Europe

   Ces dernières années, la question de l'intégration de la Turquie à l'Union Européenne s'est posée plusieurs fois. Il me semble qu'une des réponses invoquées pour refuser la participation de la Turquie était d'ordre culturel et religieux : la Turquie ne partage pas les mêmes valeurs que l'Europe, son histoire est différente, elle n'est pas chrétienne, fin de la discussion.
   Oui mais. Si l'on remonte à l'Antiquité, les côtes Est de l'Anatolie (nom antique de la Turquie) sont parsemées de cités grecques. Une partie du territoire anatolien fait partie de l'Empire romain dès -129. Sous Vespasien, l'intégralité de la péninsule est sous domination romaine. Pour l'Antiquité donc, ce qui correspond à la Turquie partage bien une histoire commune avec le reste de l'Europe.
   L'Anatolie passe ensuite dans le giron de l'Empire byzantin. Je ne connais pas trop les détails, mais l'Empire byzantin se désagrège assez rapidement, et la péninsule anatolienne, au XIème siècle, est dominée par les Seldjoukides, issus d'une tribu nomade des steppes d'Asie. Au XIIIème siècle, une tribu concurrente profite d'une période de faiblesse des Seldjoukides pour s'emparer du nord de l'Anatolie. Sous Osman, cette tribu passe le détroit des Dardanelles (entre la Turquie et l'Europe) et s'empare de la Thrace (une région qui comprend l'actuelle partie turque de l'Europe et une partie de la Bulgarie). C'est le début de l'expansion de la dynastie des Osmanlis, du nom d'Osman donc, qui donnera son nom à l'Empire ottoman. Le premier but des Osmanlis est de prendre pied sur le continent européen, dès la fin du XIIIème et le début du XIVème siècle. Sous le sultan Murad Ier, descendant d'Osman, la capitale de l'Empire naissant est déplacée à Andrinople ou Edirne, une ville à la frontière actuelle entre Grèce, Turquie et Bulgarie. Cette translation a lieu en 1363. Dès lors, les sultans n'auront de cesse de gagner des territoires en Europe, avant même de s'emparer de l'Egypte et d'une partie du Maghreb.
   Et cette politique de conquête européenne est fructueuse. Avec la prise de Byzance, en 1453, par les Ottomans, certains territoires grecs passent sous l'égide ottomane. L'année suivante, les armées impériales poussent jusqu'en Serbie. Des provinces vassales, qui payent tribut à l'Empire, sont établies en Valachie, en Transylvanie, en Moldavie et en Crimée. Un peu plus tard, en 1526, sous le plus célèbre des sultans, Soliman le Magnifique, la bataille de Mohàcs fait passer presque l'intégralité de la Hongrie aux mains des Ottomans. En 1529, les Ottomans mettent le siège à Vienne, en Autriche. Ils ne réussissent cependant pas à prendre la ville car, sur le plan logistique, la Hongrie est le dernier point atteignable par les armées impériales. Il n'en demeure pas moins que les Ottomans dominent toute l'Europe du sud au XVIème siècle, et que ce n'est qu'au XIXème et au début du XXème siècle que les territoires européens seront perdus (la Grèce acquiert par exemple son indépendance en 1831).
 
Carte de l'Empire ottoman à son apogée, au XVIIème siècle. Clairement, l'Empire a une composante européenne non négligeable. (source)
 
   Parallèlement, les Etats européens mettent en place des relations commerciales avec l'Empire ottoman. Comme Géraud Poumarède le montre dans "Pour en finir avec la croisade : mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux XVIème et XVIIIème siècles" (2004), malgré la persistance d'un discours de l'antagonisme vis-à-vis des Ottomans, les Etats européens ne rechignent plus à composer avec un Etat musulman. Venise signe un traité commercial avec l'Empire dès 1479. Et François Ier, qui revendique souvent son titre de "Roy Très Chrestien" face à son adversaire Charles Quint, n'hésite pas à pactiser avec les Ottomans pour prendre le Saint Empire (qui équivaut plus ou moins à l'Allemagne actuelle) à revers. Les relations entre les pays d'Europe et l'Empire ottoman ne sont jamais tout à fait apaisées : après la dernière grande bataille entre l'Empire ottoman et une coalition européenne menée par l'Espagne à Lépante, en 1571, la guerre ouverte fait place à une guerre de course, à des razzias sur des navires et à des attaques éclairs. Il n'en demeure pas moins qu'un fructueux commerce s'établit entre les deux côtés de la Méditerranée, et que des ambassades européennes se rendent régulièrement à Constantinople (aujourd'hui Istanbul).

 
   Difficile de dire, donc, que la culture turque est fondamentalement différente de la culture européenne, quand on voit à quel point l'Empire ottoman a pris place en Europe et les relations qu'il entretient avec elle. Bien plus, les Balkans, sous domination ottomane pendant plusieurs siècles, ont été influencées par la culture turque : par exemple, dans la Hongrie du XVIIIème siècle, les catholiques sont minoritaires (25% de la population), et on trouve de nombreux musulmans. C'est la même chose dans les pays de l'ancienne Yougoslavie. Il ne faut toutefois pas en conclure que les Ottomans ont mis en place une politique d'islamisation forcée dans les terres européennes. Les chrétiens, aussi bien en Orient qu'en Europe, ont le droit de pratiquer leur religion. Ils payent un impôt spécial et leur statut comporte en principe quelques interdits (comme porter des armes ou posséder des esclaves), mais ces interdits sont difficiles à mettre en place et les chrétiens jouissent donc d'une relative liberté.
   Les conversions à l'islam existent, évidemment. La plupart d'entre elles sont spontanées : il y a des conversions après plusieurs décennies de présence musulmane, mais aussi des conversions plus opportunistes (les anciens cadres de l'Empire byzantin se convertissent pour continuer à participer au pouvoir). Parfois, la victoire musulmane est vécue comme un signe divin : suite à la prise de Byzance, des religieuses chrétiennes se convertissent ainsi à l'islam ! Les conversions forcées existent toutefois : tous les trois ou sept ans, les Ottomans font des razzias d'enfants sur les côtes de la mer Egée. On appelle cela le devshirme. Ces enfants sont convertis à l'islam et élevés dans des écoles impériales. Ils constituent, paradoxalement, les plus fidèles serviteurs du sultan : certains deviennent janissaires (soldats d'élite de l'Empire ottoman), d'autres participent au pouvoir (c'est le cas de plusieurs grands vizirs, ou "premiers ministres", issus du devshirme). Jusqu'à la fin du XVIème siècle, on compte 200 000 conversions d'enfants suite au devshirme. Cette pratique décline puis disparaît au XVIIIème siècle, avec la fin de l'hégémonie ottomane.
   Les pèlerinages chrétiens en Terre Sainte, enfin, sont maintenus. Les chrétiens payent une sorte de taxe, en échange de laquelle les Ottomans les laissent accéder aux Lieux Saints et les protègent.
 
   Voilà pour un bref aperçu des relations entre l'Europe et l'Empire ottoman à l'époque moderne. Cet Empire ne prend fin qu'en 1923, même s'il est alors très réduit et domine beaucoup moins de territoires que quatre siècles plus tôt. Il reste toutefois difficile d'affirmer que la culture turque est radicalement différente de la culture européenne : le sud de l'Europe a longtemps été sous influence ottomane, des relations complexes existent depuis la fin du Moyen Âge. Je ne dis pas que la Turquie doit, ou ne doit pas, entrer dans l'Europe, mais simplement que l'argument culturel parfois utilisé n'est pas valable.


Sources :
   La plupart des informations ci-dessus sont tirées d'un cours que j'ai suivi en troisième année de licence d'histoire. Le cours, assuré par Sylvène Edouard, portait sur la Méditerranée entre chrétienté et islam du XVème au XVIIème siècle. Je me suis permis de reprendre certaines de ces informations. Quelques notations éparses proviennent de cours sur le XVIIIème ou sur le XIXème siècle.

Pour aller plus loin :
   Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II. Bien que déjà ancien (1949), ce livre est une somme incontournable pour qui s'intéresse à l'histoire de la Méditerranée dans la deuxième moitié du XVIème siècle. C'est cependant un ouvrage vraiment imposant, et je doute qu'il soit accessible à tous ! Je dois avouer que je n'ai pas eu le courage de le lire...
   Anecdote : Braudel a passé des années à compiler les archives et les notes pour écrire cet ouvrage. Mais il est fait prisonnier par les nazis en 1940. Il écrit donc son livre pendant sa captivité, en grande partie de tête, à partir de ce qu'il se souvenait avoir lu et appris. Assez incroyable !

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