13 décembre 2015

Les reines au Moyen Âge : introduction

    Comme vous pouvez le lire dans mon petit encart de présentation à la droite de cette page, je travaille actuellement, dans le cadre de mon mémoire de master 2, sur une reine du Xe siècle répondant au nom de Gerberge. 

 Gerberge dans un manuscrit de la Chronique royale de Cologne (vers 1200).
 
  J'ai découvert à cette occasion un champ de recherche immense, celui qui porte sur le queenship au Moyen Âge. Le queenship (un mot qui n'a pas de traduction en français) est une notion qui désigne le statut particulier de la reine ; celle-ci se distingue des autres femmes de la société dans laquelle elle vit de par son association au roi. La notion de queenship prend aussi en compte le fait que les stratégies et les moyens d'une reine dans son accès au pouvoir sont, par définition, différents de ceux du roi : les sociétés médiévales n'accordent pas la même place ni le même rôle aux hommes et aux femmes ; ces dernières n'agissent pas au sein de ces sociétés de la même manière que les hommes, et la reine n'échappe pas à cette règle. 
   L'histoire des reines au Moyen Âge interroge donc la relation entre les femmes et le pouvoir. Le Moyen Âge durant 1000 ans, on peut aisément supposer qu'une reine du Ve siècle n'a pas la même relation au pouvoir qu'une reine du XVe : la royauté a évolué, tout comme le statut des femmes. Il n'est donc pas possible de traiter les reines de l'intégralité du Moyen Âge en un seul article, c'est pourquoi j'ai décidé d'en faire quatre. J'essayerai de donner une place importante à la première moitié du Moyen Âge, qui est celle que je connais le mieux et qui est en même temps la plus obscure pour le grand public. Il y aura donc un article sur la période mérovingienne et le début de la période carolingienne, un sur la fin de la période carolingienne et le début de la période capétienne, un sur les XIIe-XIIIe siècles et un sur le bas Moyen Âge (XIVe-XVe siècles). Je pense me limiter, pour la fin en tout cas, sur les reines de France, pour des raisons pratiques : la bibliographie est importante et il serait difficile de faire un résumé du statut des reines à l'échelle européenne. En revanche, pour la période mérovingienne et carolingienne, la perspective peut être plus large : l'empire carolingien s'étendant de la mer du Nord à Rome et de Barcelone à la Hongrie, il n'est évidemment pas possible de limiter la perspective à la France (qui de toute façon n'existe pas à cette époque). Je ne m'intéresserai pas tant aux reines individuelles, mais plutôt à l'évolution de leur statut et de leur pouvoir, et donc à leur queenship davantage qu'à leur biographie.

   Pour vous faire patienter, voici quelques pistes bibliographiques (j'y ai intégré des références en anglais car la recherche sur les reines est particulièrement active dans les pays anglo-saxons) :
   - Theresa Earenfight, Queenship in Medieval Europe, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2013 : une synthèse sur les reines et leur pouvoir sur tout le Moyen Âge (ouvrage dont je compte user et abuser pour ma présentation).
   - Régine Le Jan, Femmes, pouvoir et société dans le haut Moyen Âge, Paris, Picard, 2001 : quelques articles traitent en particulier des reines.
   - Robert Folz, Les saintes reines du Moyen Âge en Occident (VIe-XIIIe siècle), Bruxelles, Société des Bollandistes, 1992.
   - Armel Nayt-Dubois et Emmanuelle Santinelli (éds.), Femmes de pouvoir et pouvoir des femmes dans l'Occident médiéval et moderne. Actes du colloque de Valenciennes (avril 2006), Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2009.
   - Pauline Stafford, Queens, concubines and dowagers: the king's wife in the early Middle Ages, Londres, Leicester University press, 1998 (première édition 1983).
   - Murielle Gaude-Ferragu, La reine au Moyen Âge. Le pouvoir au féminin, XIVe-XVe siècle, Paris, Tallandier, 2014.

Anne de Bretagne, deux fois reine de France à la fin du Moyen Âge.

17 septembre 2015

Michel Pastoureau : la couleur au Moyen Âge

   J'ai eu la chance d'assister hier à une conférence donnée par Michel Pastoureau à la Sainte-Chapelle (un cadre plutôt sympathique pour une conférence, il faut le reconnaître). Michel Pastoureau est un historien spécialiste de l'héraldique (la science des blasons et des armoiries), qui s'est ensuite tourné vers l'étude des couleurs et des animaux au Moyen Âge. La conférence portait sur la couleur au Moyen Âge, et plus spécialement au XIIIe siècle, car c'est à cette époque que le roi de France Louis IX, futur saint Louis, fit bâtir la Sainte-Chapelle (entre 1242 et 1248 plus précisément) pour abriter les reliques de la Passion du Christ qu'il avait achetées.
   Voici donc le compte-rendu de cette conférence (je précise que toutes les expressions entre guillemets sont celles qu'a utilisées Michel Pastoureau).

   L'étude des couleurs est un sujet récent, car on a longtemps considéré qu'il s'agissait d'un thème "peu digne de la grande histoire". Il existe deux définitions différentes de la couleur au Moyen Âge : 
   - pour certains, influencés par la pensée d'Aristote, la couleur est une fraction de la lumière, ou une lumière modifiée au contact des corps. Ceux qui adhèrent à cette hypothèse - c'est par exemple le cas d'Isidore de Séville - considèrent que le mot latin pour couleur, color, dérive de calor, la chaleur.
   - pour d'autres, la couleur n'est pas de la lumière mais de la matière. Pour ceux-là, le mot color est à mettre en lien avec celare, cacher : ils pensent que la couleur cache, enveloppe ou habille ce qu'il y a en-dessous.
   Ces définitions conditionnent l'attitude des prélats et des commanditaires face à la mise en couleur (ou non) des édifices. Les prélats qui font construire des églises aux XIIe et XIIIe siècles peuvent avoir deux attitudes différentes en fonction de l'hypothèse à laquelle ils adhèrent : pour quelqu'un comme l'abbé Suger qui, dans la première moitié du XIIe siècle, fait reconstruire l'abbaye de Saint-Denis, il faut mettre de la couleur partout, afin de dissiper les ténèbres ; c'est l'époque où le Dieu des chrétiens devient définitivement un Dieu de lumière : pour ceux qui pensent que la couleur est de la lumière, mettre de la couleur partout revient à étendre la divinité. En revanche, pour les cisterciens par exemple, la couleur est une matière, c'est donc un luxe inutile qui gêne le contact entre les fidèles et Dieu, et c'est pour cela que les églises cisterciennes sont relativement peu colorées. 

L'intérieur de l'église abbatiale de Fontenay, qui est une église cistercienne (source). Si, après la mort de Bernard de Clairvaux, promoteur de l'ordre cistercien, certaines églises assistent à un retour de la couleur, la majorité des églises cisterciennes sont dépouillées.

   Au XIIIe siècle, il y a donc une opposition entre des prélats "chromophiles", qui aiment la couleur, et des prélats "chromophobes", qui la proscrivent ; les premiers sont toutefois majoritaires. L'attitude chromophobe triomphe quelques siècles plus tard, avec la réforme protestante, qui chasse la couleur du temple.
   Le fait que les tenants de la première hypothèse soient majoritaires expliquent la polychromie architecturale des églises médiévales. Cette polychromie a longtemps été niée par les historiens et par les archéologues (c'est aussi le cas pour les monuments antiques, qui étaient peints, ce que les antiquisants ont longtemps refusé) : en 1937, le célèbre architecte Le Corbusier écrit un ouvrage intitulé Quand les cathédrales étaient blanches, alors que l'on sait qu'elles étaient peintes (même la façade de Notre-Dame, oui). Il faut d'ailleurs établir une chronologie de la polychromie : il y a moins de polychromie dans la cathédrale de Reims, construite entre 1210 et 1275, qu'à Notre-Dame, et les constructions du XIVe et du XVe siècles sont moins colorées que celles du XIIIe. Aujourd'hui, on cherche à évoquer cette polychromie architecturale : Michel Pastoureau a par exemple participé à un programme de reconstitution numérique de la polychromie de la cathédrale de Lausanne. En France, on note un développement des projections lumineuses sur la façade des cathédrales à la nuit tombée : cela se fait à Amiens, à Poitiers ou encore à Reims. Ces reconstitutions s'appuient sur les traces restantes de polychromie (mais il est difficile de savoir de quelle époque elles datent), sur des documents d'archives et sur des miniatures, mais cela n'est pas forcément représentatif de la réalité. La manière dont ces projections illuminent les cathédrales traduisent surtout l'idée que l'on se fait des couleurs au Moyen Âge : on s'appuie sur des représentations issues du cinéma ou de la bande dessinée, c'est un "Moyen Âge disneysé". On voit par exemple beaucoup de violet dans ces reconstitutions, alors que le violet n'est jamais utilisé à l'époque romane, et très rarement à l'époque gothique ; l'idée que le violet est une couleur qui fait médiéval vient du romantisme et du symbolisme, du XIXe siècle donc ! Mais la projection de couleurs a des vertus pédagogiques qu'il ne faut pas nier, elle permet de se faire une idée de ce qu'étaient les cathédrales du Moyen Âge.
   
   L'anachronisme le plus important à éviter dans l'étude des couleurs au Moyen Âge, c'est de croire que le savoir d'aujourd'hui peut s'appliquer au Moyen Âge : à l'époque, on ignore le classement spectral des couleurs, qui est mis en évidence en 1666 par Newton. Aux XIIe et XIIIe siècles, on classe les couleurs sur un axe qui va du blanc au noir : blanc, jaune, rouge, vert, bleu, violet, noir. Cela a des conséquences sur le regard et la perception : l’œil voit ce qu'il connaît et ce à quoi il est habitué ; la perception des couleurs n'est pas uniquement physiologique, elle est aussi culturelle. Ainsi, certains textes médiévaux qui décrivent des arcs-en-ciel n'identifient que 3 ou 4 couleurs au sein de celui-ci. La perception des contrastes est aussi différente : si, pour l’œil du XXIe siècle, la juxtaposition du rouge et du vert est assez violente, ce n'est pas le cas au Moyen Âge, c'est le couple de couleur que l'on retrouve le plus fréquemment dans les vêtements médiévaux. A l'inverse, l'association du vert et du jaune, qui ne nous choque pas, est rare au Moyen Âge. L'historien doit tenir compte de tout cela et ne pas commettre d' "anachronisme de sensibilité".
   L'autre anachronisme à éviter concerne l'éclairage : les bâtiments médiévaux sont éclairés par des flammes, or les flammes bougent et font bouger les formes et les couleurs, ce qui a des conséquences considérables sur la perception. De plus, avant l'électricité, il est impossible d'éclairer de manière uniforme une grande surface : il y a toujours des zones mieux éclairées que d'autres. Les sensibilités du Moyen Âge y sont habituées, mais ce n'est pas notre cas.
   Il faut aussi songer au fait que la couleur passe par les matériaux colorants : l'utilisation des couleurs traduit aussi des enjeux économiques, politiques et cultuels. Le lapis-lazuli est 12 à 15 fois plus cher au XVe siècle qu'au XIIe : l'historien doit connaître cela pour déterminer les choix faits dans les matériaux. Il est aussi intéressant de faire des analyses en laboratoire pour connaître les matériaux utilisés.

   Michel Pastoureau a ensuite évoqué l'importance et les enjeux de la couleur à l'époque de saint Louis. Durant le XIIIe siècle, beaucoup d'églises sont de véritables "temples de la couleur" : c'est le cas de la Sainte-Chapelle, dont le commanditaire, le roi, est alors chromophile. Mais il faut savoir que la Sainte-Chapelle a été construite avant le départ de Louis IX en croisade, expédition qui dure de 1248 à 1254. A son retour de Terre sainte, Louis IX est devenu chromophobe, ses rapports à la couleur ont changé, notamment en ce qui concerne la couleur bleue. Il y a beaucoup de bleu dans la Sainte-Chapelle et, avant la croisade, le bleu est partout : c'est un bleu dynastique, héraldique, c'est la couleur de la famille de saint Louis, les Capétiens ; au XIIIe siècle, ce bleu tend à devenir la couleur de la monarchie (ce sera la couleur de l’État à partir de la fin du Moyen Âge, puis celle de la nation pendant la Révolution ; c'est encore la couleur de la nation aujourd'hui, comme le prouvent la couleur des maillots des footballeurs français !). Ce bleu est présent partout autour du roi, et aussi sur lui. Le bleu est également l'attribut de la Vierge, or saint Louis a une dévotion particulière pour la mère du Christ. Enfin, c'est aussi une couleur que le roi, en tant qu'individu, apprécie. A son retour de croisade en 1254, Louis IX est devenu un être beaucoup plus moral : il estime que s'il n'a pas réussi à libérer les Lieux Saints, c'est parce qu'il a péché, et pense qu'il doit s'amender. Il continue de s'habiller de bleu, mais c'est un bleu plus terne, si terne que l'entourage du roi lui reproche de s'habiller comme un paysan ! Il faut donc périodiser l'utilisation de la couleur bleue, et pas seulement à l'époque de saint Louis : le bleu est discret dans la première moitié du Moyen Âge, mais il y a une "révolution" du bleu aux XIIe et XIIIe siècles : sans révolution technique, on apprend à créer des tons de bleu nouveaux, parce que la société le demande ; il n'y a pas de progrès technique mais une évolution idéologique.
   A la Sainte-Chapelle, le bleu éclatant des Capétiens fait couple avec le rouge (l'opposition de ces couleurs est moins forte pour les gens du Moyen Âge que pour nous). Les vitraux de la chapelle déclinent une palette étendue de couleur, chaque couleur est déclinée en plusieurs nuances. Il y a beaucoup de vert, alors que le vert est moins présent dans d'autres édifices ; dans les palais royaux, la chambre verte est la chambre dans laquelle les époux se retrouvent pour procréer, le vert étant la couleur de l'espérance, de l'enfance et de sainte Marguerite, patronne des femmes enceintes. 
   Dans la Sainte-Chapelle, on note aussi une présence importante de l'héraldique : dans les années 1240, les armoiries sont partout. L'héraldique marque une étape importante dans la conceptualisation de la couleur : dans l'Antiquité, la couleur n'est pas un concept en soi, on ne peut la séparer de sa matière. Un Romain ne peut pas dire qu'il aime le rouge, il dira par exemple qu'il aime les toges rouges ; la couleur n'est qu'un adjectif. Dans l'héraldique, les couleurs deviennent des catégories abstraites, des concepts, des substantifs : l'héraldique joue un grand rôle dans "le passage de la couleur adjective à la couleur substantive". Les règles de l'héraldique sont contraignantes, on ne peut associer certaines couleurs, ce qui a des conséquences visuelles importantes et conditionne le regard médiéval. L'héraldique est une création purement profane, qui suscite d'abord la méfiance de l’Église. Cette méfiance s'atténue au XIIIe siècle, quand certains prélats adoptent les armoiries de leur famille pour leur propre usage. Dans les églises, ce sont les laïcs qui introduisent les armoiries, d'abord sur les pierres tombales, puis dans des chapelles qu'ils commanditent ; au XIIIe siècle, les églises deviennent des "musées des armoiries". La place de l'héraldique est donc importante lorsque l'on parle de la couleur dans les églises. Dans la Sainte-Chapelle, les armoiries que l'on trouve le plus souvent sont celles du roi de France et celles de sa mère, Blanche de Castille.

Armoiries du roi de France à l'époque de saint Louis : d'azur semé de fleurs de lys d'or (ce n'est que plus tard que les fleurs de lys seront au nombre de trois seulement).

Armoiries de Blanche de Castille : de gueules au château d'or (en héraldique, les couleurs ont des noms particuliers : on ne dit pas rouge, on dit gueules ; on ne dit pas noir, on dit sable).

Exemple d'association, en arrière-plan, des armes de Louis IX et de Blanche de Castille dans la salle basse de la Sainte-Chapelle. Les peintures ont été refaites au XIXe siècle, mais cette association se trouve partout dans l'édifice, y compris dans les vitraux datant du XIIIe siècle. (source)
   Dans les années 1240, ces armoiries vont de pair, mais elles continuent ensuite d'être représentées ensemble dans qu'il y ait de lien avec la France et la Castille : l'association du bleu et du rouge, des fleurs de lys et des châteaux, devient un simple décor, qui a perdu son sens originel.

   Enfin, on ne peut parler des couleurs dans les églises sans évoquer les couleurs liturgiques. Dans l’Église primitive, le prêtre célèbre la messe dans ses vêtements ordinaires puis, peu à peu, le blanc s'impose pour les fêtes, notamment pour celle de Pâques ; on met ensuite en relation des couleurs avec des moments du calendrier ou des fêtes, mais les usages varient d'un diocèse à l'autre. Au XIIe siècle, les liturgistes plaident pour une uniformisation du système des couleurs liturgiques, uniformisation qui devrait se fonder sur les usages du diocèse de Rome. Cela se fait progressivement, notamment grâce au pape Innocent III qui, alors qu'il n'était que cardinal, en 1195-1196, a décrit les usages du diocèse de Rome ; sous son pontificat, ses textes gagnent en influence et on assiste à une uniformisation au cours du XIIIe siècle. Le diocèse de Paris adopte ainsi les usages de Rome. On utilise la couleur blanche lors des fêtes principales du Christ et de la Vierge ; le rouge est associé aux fêtes de la Croix, de l'Esprit Saint et des martyrs, le noir aux messes des défunts, aux temps d'affliction et de pénitence, ainsi qu'au vendredi saint ; le vert est quant à lui en usage les jours de fête où les autres couleurs ne sont pas retenues. Les couleurs liturgiques se trouvent sur les vêtements des officiants et sur les tentures : elles ajoutent de la couleur à l'édifice. Le problème des couleurs liturgiques est important et complexe, mais encore assez peu étudié. Michel Pastoureau se demande ainsi, sans avoir de réponse, s'il y a des conflits de couleurs liturgiques à la Sainte-Chapelle : cette chapelle abrite des reliques de la Passion, dont les reliques de la Croix, qui est exposée entre le jeudi et le vendredi saint ; or la couleur de la Sainte Croix est le rouge, tandis que celle du vendredi saint est le noir : quelle couleur a priorité à la Sainte-Chapelle au cours de ces fêtes ?

   Cette conférence a eu l'avantage de mettre en avant un élément auquel nous ne pensons pas souvent : le fait qu'au Moyen Âge, on ne perçoit pas les couleurs de la même manière qu'aujourd'hui. Cela n'est d'ailleurs pas uniquement valable pour le Moyen Âge : des cultures différentes de la nôtre ont une vision différente des couleurs (pensez aux peuples inuits qui distinguent tout un tas de nuance dans la couleur et la matière de la neige, alors que nous en sommes incapables).

1 juillet 2015

Le royaume burgonde (Ve - VIe siècle)

   Si, comme moi, vous aimez Kaamelott, le mot burgonde devrait vous faire penser à ceci :



   Mais saviez-vous qu'un royaume burgonde avait réellement existé et qu'il avait eu un rôle politique important, notamment sous le règne du roi des Francs Clovis (481-511) ? Je souhaiterais vous faire un rapide petit topo sur ce royaume que l'on trouve rarement, pour ne pas dire jamais, dans les manuels d'histoire.

   Les Burgondes, comme les Francs ou les Wisigoths, sont un peuple issu de ce que l'on a appelé, à tort, les "invasions barbares" : l'image traditionnelle veut que des hordes de barbares aient déferlé sur l'empire romain, causant finalement sa chute. Ce modèle explicatif, en vogue jusque dans la première moitié du XXe siècle, est aujourd'hui fortement remis en cause par les historiens ; on lui a substitué la thèse de l'ethnogenèse, une idée selon laquelle les peuples barbares serait le fruit de la diffusion, à partir d'un groupe donné, des traditions et d'un sentiment d'appartenance. En gros, un groupe prestigieux répandrait ses traditions dans une population plus large qui adhérerait alors à une identité commune. Cette idée a le mérite de montrer qu'il n'y a pas d'idée de peuples "biologiques" parmi les Barbares (on peut être à moitié romain et être tout de même un barbare, par exemple) ; c'est une théorie qui a été développée dans les années 1960, en réaction à l'idéologie nazie selon laquelle il existait de véritables races, au sens biologique du terme. Mais cette idée a aussi été remise en cause, et certains historiens pensent aujourd'hui que c'est au contact de Rome que se sont créés des peuples barbares jusqu'alors globalement indistincts : ce serait la volonté de Rome de distinguer entre les peuples, et la volonté de certains chefs barbares de collaborer avec Rome, qui aurait été à l'origine de la "création" des peuples barbares. Si ces questions historiographiques vous intéressent, le Que sais-je ? sur les royaumes barbares en Occident, écrit par Magali Coumert et Bruno Dumézil, reprend ces questions de manière très claire (je vous déconseille en revanche Wikipedia sur le sujet).
   En bref, tout ça pour dire qu'on ne sait pas trop d'où viennent les peuples barbares, et que les historiens s'écharpent sur le sujet depuis une bonne centaine d'années. Ce problème est bien entendu valable pour les Burgondes, d'autant qu'au Ier siècle de notre ère, Pline l'Ancien affirme que les Burgondes résident entre le Rhin et le Danube, bien loin donc de la région dans laquelle les situent les sources du IVe et du Ve siècle, selon lesquelles ils sont installés autour de Lyon et du lac Léman. Difficile de savoir comment ils sont passés d'une région à l'autre, en l'absence de sources sûres. En outre, à la fin du IVe siècle, chez l'historien romain Ammien Marcellin, les Burgondes se définissent eux-mêmes non pas comme Burgondes, mais comme... Romains ! Ils affirment, chez Ammien, avoir été placé par l'empereur Tibère (14-37) sur le limes rhénan, c'est-à-dire sur la frontière de l'empire romain qui se trouve le long du Rhin, pour protéger cette frontière. C'est une localisation encore différente de celle proposée par Pline.
   On ne sait donc pas grand-chose de sûr des Burgondes avant le milieu du Ve siècle. A cette époque, après une défaite contre les Romains, les Burgondes sont installés par les Romains dans l'empire au titre de foederati. Les foederati, mot qui signifie "fédérés", désignent les populations que les Romains acceptent d'installer dans l'empire, contre le respect de la loi romaine et quelques obligations. En vertu du foedus (traité) conclu entre les Romains et les Burgondes, ces derniers sont installés en Sapaudia, un mot qui donnera Savoie mais qui désigne alors une région centrée sur Lyon et le lac Léman.

La Gaule au Ve siècle : les Burgondes habitent la zone en jaune, et sont donc beaucoup moins bien implantés, au milieu du Ve siècle, que leurs voisins wisigoths, le premier peuple fédéré accueilli par Rome. (la carte provient probablement d'un manuel, mais je n'en ai pas la référence, je l'ai issue d'un cours de troisième année de licence).

   A noter que les Burgondes installés par les Romains sont peu nombreux : quelques centaines ou milliers d'individus tout au plus. Mais la culture véhiculée par ces personnes se répand autour d'eux : à partir du milieu du Ve siècle, il y a une population qui revendique une identité burgonde, sans pour autant être burgondes sur le plan ethnique (une notion qui a, à vrai dire, peu de pertinence pour le début du Moyen Âge). Les premiers rois burgondes s'allient à l'aristocratie locale, gallo-romaine, pour pouvoir gouverner. Ces rois s'allient aussi aux Romains mais, après la fin de l'empire en 476, les Burgondes se rapprochent des Francs, la puissance montante de la région ; Clovis, le roi des Francs, chasse même les derniers Wisigoths de Gaule, en 507 : il est donc le roi barbare le plus puissant de Gaule au début du VIe siècle. Les Burgondes ont donc intérêt à s'allier à lui, mais ils sont rapidement concurrencés par les Francs : les Romains, puis les Ostrogoths (le peuple barbare installé en Italie après la chute de l'empire) comptaient sur les Burgondes pour empêcher les Alamans, un autre peuple barbare installé dans l'actuelle Allemagne, de déferler sur l'Italie ; les Burgondes devaient en quelque sorte jouer le rôle de tampon. Mais puisque Clovis, décidément très actif, liquide lui-même les Alamans, les Burgondes ne servent plus au pouvoir ostrogothique, qui ne voit dès lors plus de problème à ce que Clovis termine le travail et vainque aussi les Burgondes.

   Avant de parler de la manière dont les fils de Clovis termine la besogne de leur père en anéantissant le royaume burgonde entre 524 et 534, un petit mot sur la politique des Burgondes envers lesdits Francs.
   Les Burgondes règnent de façon conjointe : tous les fils d'un roi ont le droit d'être roi. Ainsi, les frères Gondioc et Hilpéric ou Chilpéric règnent ensemble, puis les quatre fils de Gondioc leur succèdent. En 500, les deux fils survivants de Gondioc, à savoir Gondebaud et Godegisèle (ou Godégisil, mais c'est beaucoup moins drôle), règnent conjointement, Godegisèle à Genève, Gondebaud à Lyon, sans qu'il y ait de véritable frontière entre eux. Godegisèle veut s'allier à Clovis, tandis que Gondebaud veut combattre Clovis ; Godegisèle s'allie donc à Clovis contre Gondebaud, qui est repoussé par les troupes franques jusqu'à Avignon. Mais cela ne suffit pas à Clovis pour s'emparer du royaume burgonde. Gondebaud prend désormais le roi franc au sérieux. Ce changement de situation est illustré par le mariage de Clovis et de Clotilde, une princesse burgonde qui est la nièce de Gondebaud et de Godegisèle. Le fils que Clovis a eu d'un premier mariage, Thierry, épouse quant à lui une autre princesse burgonde, Suavegothe.

Arbre généalogique simplifié des alliances entre Francs et Burgondes. Comme vous pouvez le voir, les normes ecclésiastiques concernant le mariage ne sont pas encore en vigueur chez les peuples barbares à la fin du Ve siècle : un homme peut faire épouse à son fils une femme issue de la même famille que sa propre épouse.

   Pour les Francs, l'alliance est doublement avantageuse : les Francs s'allient aux Burgondes, leurs voisins, mais aussi du même coup aux Ostrogoths, car la mère de Suavegothe, la seconde épouse de Sigismond donc, est la fille du roi des Ostrogoths Théodoric. Par cette alliance, les Francs acquièrent une certaine légitimité, puisque les Ostrogoths sont les barbares les plus proches du pouvoir impérial.
   Clotilde est catholique, tandis que les autres membres de la famille royale burgonde sont ariens : l'arianisme est une hérésie chrétienne selon laquelle le Fils, c'est-à-dire le Christ, est inférieur au Père, tandis qu'ils sont égaux selon les catholiques. La plupart des peuples germaniques sont d'abord ariens, sauf les Francs : on prétend que c'est sous l'influence de sa très catholique épouse Clotilde que Clovis se serait converti, à une date inconnue entre la fin du Ve siècle et le début du VIe. Peu de temps après, Sigismond, le cousin de Clotilde devenu roi à la mort de son père et de ses oncles (en 516), se convertit aussi au catholicisme et se révèle être un fervent protecteur de l'Eglise ; il fait construire, entre autres, l'abbaye royale de Saint-Maurice d'Agaune ; il réunit un concile d'évêques catholiques en 517 et fait agrandir la cathédrale de Genève.

   Au début du VIe siècle, sous les règnes de Gondebaud puis de Sigismond, le royaume burgonde est à son apogée, mais il va disparaître en une seule décennie. Clovis avait déjà des vues sur le royaume, mais ce sont les fils issus de son mariage avec Clotilde qui accompliront la tâche entreprise par leur père. A la mort de Clovis en 511, les Burgondes et les Francs sont officiellement alliés. Mais, profitant des tensions inhérentes à la famille burgonde (Sigeric, un fils de Sigismond, a été assassiné), les fils de Clovis interviennent militairement en Burgondie : lors d'une campagne en 523, ils obtiennent que le roi Sigismond leur soit livré. La campagne suivante, en 524, se heurte à la résistance d'un frère de Sigismond, et Clodomir perd la vie à Vézeronce, entre Lyon et Chambéry. C'est seulement en 534 que le royaume burgonde est définitivement annexé au royaume franc. Quelques décennies plus tard, l'historien Grégoire de Tours justifie l'intervention franque dans le royaume burgonde ainsi : il prétend que Clotilde aurait été maltraitée par son oncle Gondebaud ; en vertu de la loi franque, qui autorise la famille d'une personne lésée à pratiquer la faide (vengeance) contre la famille de l'agresseur, les fils de Clotilde aurait pris les armes contre le fils de Gondebaud pour venger leur mère. Cette vision est probablement une reconstruction visant à légitimer a posteriori l'invasion franque. Quels que soient les motifs de l'intervention des fils de Clovis, ils mettent fin au royaume burgonde et s'emparent de la totalité de la Gaule (sauf la Provence, qui reste aux mains des Ostrogoths d'Italie jusqu'en 537).

Un casque d'apparat trouvé à Vézeronce, lieu d'une bataille entre Francs et Burgondes en 524 (source).

   Je tiens à préciser que cet article est très succinct, et qu'il y aurait beaucoup plus à dire sur les Burgondes, notamment sur leur culture matérielle, que l'archéologie a mise à jour. J'ai également omis de parler de la loi Gombette, la loi du peuple burgonde promulguée par Gondebaud et sur laquelle il y aurait fort à dire (comme sur les autres lois barbares, par exemple la loi salique). Je me suis volontairement concentrée sur l'aspect politique, afin de montrer qu'à la fin du Ve et au début du VIe siècle, le royaume burgonde a joué un rôle géopolitique important, de par sa position centrale entre les Francs et les Goths. 

26 avril 2015

Vikings : une série entre mythe et histoire

   Si vous aimez les séries, et plus particulièrement les séries historiques, il est peu probable que vous n'ayez jamais entendu parler de Vikings, une série créée par Michael Hirst (qui a aussi créé Les Tudors) en 2013. J'aimerais évoquer ici le rapport entre la fiction et l'histoire dans cette série, et la manière dont les scénaristes interprètent et déforment parfois l'histoire. Attention, si vous n'avez pas fini de regarder Vikings, je vous déconseille la suite de cet article, dans lequel j'évoquerai beaucoup la saison 3, y compris le dernier épisode !



   L'histoire est celle de Ragnar Lothbrok, un guerrier viking, qui décide de partir piller les contrées inconnues de l'ouest, et qui arrive avec son armée sur les côtes anglaises. Les trois saisons développent l'ascension de Ragnar au sein de son clan et la découverte, par les guerriers vikings, de la société chrétienne. Le point de vue adopté par la série est tout à fait intéressant : loin de se cantonner au cliché des attaques vikings destructrices et au ressenti des chrétiens qui voient déferler sur leurs côtes ce qu'ils prennent pour un fléau divin, les scénaristes s'intéressent à ceux qui sont traditionnellement les méchants. De ce parti pris découle une vision moins manichéenne des "invasions" vikings que celle à laquelle nous sommes accoutumés : les vikings ne sont pas décrits uniquement comme des guerriers sanguinaires.
   Une autre des qualités de la série tient à la présence de consultants historiques visiblement compétents. On peut ainsi noter une référence, à la fin de la saison 1, à l'historien Adam de Brême, qui écrit au XIe siècle une Histoire des archevêques de Hambourg ; dans cette histoire, il évoque longuement les populations païennes scandinaves, que l'archevêché de Hambourg se doit de christianiser. Au livre 4, plusieurs paragraphes sont consacrés aux cultes rendus aux dieux scandinaves dans le temple d'Uppsala : or la présentation des cultes et des sacrifices dans Vikings est tout à fait conforme à la description d'Adam de Brême, jusqu'à la description de l'intérieur du temple. Les scénaristes ont visiblement une bonne connaissance de la chronologie des attaques vikings : ce n'est pas un hasard si Ragnar et ses compagnons attaquent en premier lieu le monastère de Lindisfarne, dès le deuxième épisode de la saison 1. Ce monastère est en effet le premier à avoir été attaqué par ceux que l'on appelle alors les Normands (ce qui signifie "hommes du nord"), en 793 ; l'attaque a eu un fort retentissement dans le monde chrétien et certains penseurs, comme Alcuin, conseiller de Charlemagne, voient en elle une punition divine pour les péchés des chrétiens.

Lindisfarne se situe au nord de l'Angleterre, dans un royaume alors appelé Northumbrie. C'est le premier lieu touché par les attaques vikings, mais c'est loin d'être le seul : les vikings ont mis à sac de nombreuses villes des îles britanniques et de l'empire carolingien (en blanc sur cette carte) au cours du IXe siècle. Ils ont même franchi le détroit de Gibraltar et attaqué l'Espagne et le sud de la Gaule.

   Mais ces données historiques sûres, dont on trouve de nombreux exemples dans la série, s'enchaînent en ne respectant absolument pas l'ordre chronologique. Ainsi, entre l'attaque de Lindisfarne et le pacte de Rollo avec le roi des Francs, dans le dernier épisode, s'écoulent en réalité... 118 ans (l'attaque a lieu en 793, le traité de Saint-Clair-sur-Epte, qui fait de Rollo le duc de Normandie, est signé en 911). Entre-temps ont lieu deux attaques de Paris, une en 845, sous Charles le Chauve, et une en 885, sous Charles le Gros ; lors de cette seconde offensive, c'est le comte Eudes qui protège la cité parisienne. Ici, les scénaristes font d'Eudes un fidèle de Charles le Chauve, et non de Charles le Gros. La princesse Gisla, présentée comme la fille de Charles le Chauve et donnée en mariage à Rollo, est en réalité la fille de Charles le Simple et son mariage avec Rollo n'est attesté que dans des sources tardives. Il semblerait donc que les scénaristes aient amalgamé trois rois carolingiens portant le même nom en un seul, et qu'ils aient fait gravité autour de lui des personnages issus de trois périodes différentes.
   En outre, au moment où Ragnar assiège Paris, un missionnaire du nom d'Anskar fait son apparition chez les vikings : si Anskar a réellement existé, il s'est rendu en Suède dans les années 820-830, soit 15 ans (au bas mot) avant le premier siège de Paris. On trouve le même mélange de générations parmi les rois anglo-saxons : le roi Aelle de Northumbrie et le roi Egbert de Wessex sont présentés comme des contemporains, alors qu'Aelle est devenu roi vers 862, soit 23 ans après la mort d'Egbert intervenue en 839. Le fils d'Egbert est marié à Judith qui, dans la série, est la fille d'Aelle, alors qu'en réalité elle est la fille de Charles le Chauve : les scénaristes ont donc créé des liens entre Charles le Chauve et des personnages qu'il n'a pas connus, mais ont faussé les liens de Charles avec d'autres personnages historiques. C'est un choix pour le moins étonnant.
   Ce mélange des générations et des événements de manière tout à fait arbitraire peut mener à des incohérences : dans la première saison, le roi Egbert affirme avoir vécu à la cour de Charlemagne (ce qui est historiquement attesté), tandis que dans la saison 3, un Charles le Chauve déjà âgé rappelle qu'il est le petit-fils de Charlemagne ; il se serait donc écoulé une bonne cinquantaine d'années entre les deux épisodes, mais Ragnar, Lagertha et leurs compagnons sont toujours aussi fringants. A part cette incohérence, on peut remarquer que les scénaristes évitent soigneusement toute mention de date : cela évite de rendre trop grossiers les problèmes chronologiques.
   Il est probable que les scénaristes aient décidé d'amalgamer tous ces événements en présumant l'ignorance du grand-public. Il est vrai que la période est suffisamment méconnue pour qu'un simple amateur n'ait pas conscience de ces problèmes. C'est pour moi l'un des problèmes majeurs de la série : certes, il s'agit d'une oeuvre de fiction, qui ne prétend à aucun moment remplacer un livre d'histoire. Mais quitte à donner une visibilité à une période inconnue et à faire sortir des limbes des figures oubliées, pourquoi ne pas faire en sorte de suivre un minimum la réalité historique ? Je pense notamment à ce qui a été fait dans la très bonne série Rome : malgré quelques libertés dues au caractère fictionnel de l'oeuvre, la chronologie et le déroulement des faits demeurent globalement fidèles à la réalité. Je trouve donc que le parti pris des réalisateurs de Vikings est éminemment regrettable : se référer davantage à la réalité historique permettrait de faire de la vulgarisation efficace et divertissante (avouons que regarder un film ou une série historique est plus passionnant que de lire un livre d'histoire, aussi bien écrit soit-il).
   On pourrait objecter à cette critique que Ragnar Lothbrok est un personnage semi-légendaire : difficile de coller à la réalité historique lorsque l'on suit les aventures d'un personnage plus ou moins mythique. Le personnage de Ragnar apparaît dans la Geste des Danois, un texte de Saxo Grammaticus (XIIe siècle) qui retrace le passé du peuple danois. Il se pourrait que le Ragnar de Saxo soit la synthèse de plusieurs chefs normands ayant vécu au IXe siècle ; peut-être les scénaristes de la série ont-ils voulu rendre compte de cette multiplicité en éclatant la chronologie. Mais je ne suis pas convaincue pour autant.
   Toujours selon Saxo Gammaticus, Ragnar aurait épousé une skjaldmö, ou femme guerrière, du nom de Lagertha - ce que reprend la série. Le problème de la place des femmes dans les sociétés scandinaves est épineux, et les historiens s'écharpent régulièrement sur le sujet : plusieurs légendes font état de femmes qui prennent part aux combats ; selon Saxo Grammaticus, Lagertha est une guerrière avant d'être l'épouse de Ragnar. Mais les textes qui parlent des skjaldmös sont tous relativement tardifs, et il est difficile de les prendre au mot, d'autant que l'archéologie ne permet pas de confirmer ou d'infirmer ces textes : on a certes retrouvé des femmes vikings enterrées avec des armes, mais cela veut-il dire qu'elles ont combattu ? Vaste question. La série prend ici ouvertement le parti de la légende en intégrant de nombreuses skjaldmös, notamment Lagertha et Porunn, sans innover réellement par rapport aux représentations classiques : depuis le Moyen Âge, les chrétiens fantasment le rôle des femmes dans les sociétés scandinaves et leur éventuelle participation à la guerre ; le cliché de la guerrière viking aussi intrépide que les hommes est récurrent. Rien de novateur ni de très historique, mais ce parti pris permet au moins de représenter des femmes indépendantes dans une série à destination du grand public, ce qui est toujours appréciable !

Le personnage de Lagertha est interprété par la merveilleuse Katheryn Winnick. De quoi pardonner les incartades par rapport à la réalité historique.

   En définitive, Vikings reste une bonne série historique, malgré son traitement aléatoire de la chronologie et son caractère parfois trop ouvertement épique et légendaire. J'ose espérer qu'elle intéressera quelques personnes à cette période trop méconnue qu'est le haut Moyen Âge.

17 avril 2015

Les sacrifices humains en Germanie : le témoignage de la Vie de Vulfran

   Au cours de mes recherches sur la représentation des païens à l'époque carolingienne, je suis tombée sur un texte passionnant et méconnu : la Vie de Vulfran. Ce texte a été écrit par un moine du monastère Saint-Wandrille de Fontenelle à la fin du VIIIe ou au début du IXe siècle - sous le règne de Charlemagne donc. Ce texte a longtemps été sévèrement jugé par les historiens, du fait de ses incohérences chronologiques. Mais il est aujourd'hui réhabilité, car l'auteur semble avoir eu accès à des informations remontant à la fin du VIIe siècle.
   Vulfran est archevêque de Sens à la fin du VIIe siècle. Vers 690, profitant d'une victoire des Francs sur les Frisons, un peuple païen du nord de la Germanie, occupant le nord des Pays-Bas actuels, Vulfran se rend en Frise pour convertir ce peuple au christianisme. Pendant sa mission, il est confronté à des sacrifices humains, dont l'auteur parle dans les chapitres 6 à 8 de son texte, que je vous ai traduits (si je veux être tout à fait honnête, je les ai traduits pour mon mémoire et je ne vous fais ici qu'un copier-coller, mais vous n'allez pas chipoter).
   Pour celles et ceux qui souhaiteraient avoir accès au texte original, en latin, vous le trouverez ici.

    6. Pour l’édification des gens à venir, pourquoi regretterais-je de narrer un autre miracle de ce père mémorable, miracle que nous avons appris de ceux devant lequel il s’est produit ? Alors que Vulfran prêchait et enseignait au peuple des Frisons, il arriva un jour qu’un enfant, issu de ce peuple frison, fut conduit à la potence pour y être sacrifié aux dieux. Le saint pontife pria le duc incrédule de lui donner la vie de l’enfant afin qu’on n’immolât pas, par un sacrifice abominable, un homme fait à l’image de Dieu à des démons. L’enfant s’appelait Ovo. Le duc répondit dans sa langue maternelle qu’il avait été décrété autrefois, par une loi immuable de ses prédécesseurs et de tout le peuple frison, que, lorsque le sort élisait quelqu’un, il devait être offert sans délai aux dieux durant une fête. Mais, alors que le saint évêque persistait dans ses prières et que le prince de ce peuple voulait satisfaire cette juste requête, les gentils [terme qui désigne les païens] impétueux, pris dans la vaine ardeur de leur erreur – comme le dit l’Écriture : l’ardeur saisit le peuple ignorant – déçurent tous ensemble sa prière, disant : « Si ton Christ l’arrache à la mort, qu’il soit Son serviteur et le tien pour toujours. » Le saint pontife répondit : « Qu’en cela ne soit pas faite la volonté des hommes, mais celle du seigneur le Christ. » L’enfant est ensuite suspendu au gibet, sous les yeux de la foule des chrétiens et des païens, pendant près de deux heures. Aussitôt, non seulement pour le salut et la vie de cet enfant, qui était aux prises avec la mort, mais encore pour délivrer de son aveuglement le peuple enchaîné par le diable, le prêtre de Dieu, fléchissant les genoux, adressa cette prière au Seigneur : « Dieu invisible, immortel et éternel, que ces prières t’attendrissent et, de même que jadis tu as libéré Daniel de la fosse aux lions, de même arrache cet enfant à la voracité de ce lion sauvage, qui en le cernant cherche à le dévorer, afin que grâce à leur double salut, ce peuple incrédule se convertisse à la vérité après avoir abandonné la souillure de l’idolâtrie, et afin que Ton nom soit célébré par tous pendant des siècles. » À la fin de cette prière, les chaînes qui retenaient le cou de l’enfant à demi-mort se brisèrent sur-le-champ, et l’enfant s’écroula au sol sain et sauf. Il lui avait semblé, comme il le raconta lui-même par la suite, qu’il était pris dans une lourde torpeur, et que le saint pontife lui avait enserré la poitrine dans une ceinture, et qu’il avait soulevé tout son corps. Le saint pontife lui dit en lui prenant la main : « Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, relève-toi maintenant sain et sauf ! » À ces mots, l’enfant se releva sur-le-champ sans dommage, ne ressentant aucune douleur suite au tourment qui lui avait été infligé. Et, devant ce miracle, une multitude de Frisons se convertit à la foi du Seigneur, crut et fut baptisée : chacun fut prédestiné à la vie éternelle. Quant à Ovo, il fut baigné dans l’eau du salut et conduit par le saint pontife à Fontenelle, et s’instruisit des saintes Écritures. (...)
   7. Deux autres jeunes hommes de cette nation frisonne, qui devaient aussi être sacrifiés aux démons lors d’un rite sacrilège – l’un s’appelait Eurinus, l’autre Ingomarus –, sur les prières de l’illustre pontife Wulfram, le duc leur accorda la vie et lui en fit cadeau. Imprégnés des mystères divins, confirmés dans la foi, baptisés au nom de la sainte Trinité et arrachés au joug démoniaque, ils se virent accorder la liberté. Ils furent conduits par le pontife à Fontenelle et élevés par l’abbé Hilbert. (...)
   8. Ce miracle merveilleux, auparavant sans exemple et très rarement permis à d’autres saints si ce n’est à l’apôtre Pierre, ma plume sincère la fait connaître aux oreilles des fidèles. Une horrible coutume, inventée par une tromperie diabolique, existait chez le duc des incrédules : il sacrifiait très souvent et de diverses manières des hommes condamnés lors de fêtes à ses dieux – ce n’était pas des dieux, mais des horreurs démoniaques. Il en tuait certains dans les combats de gladiateurs, il en pendait d’autres, il retirait à certains la vie en les étranglant très cruellement ; en outre, d’autres, à l’instigation du démon, il les noyait dans les flots marins ou dans les rivières. Il y avait, parmi le peuple des Frisons, une veuve qui avait deux enfants qui lui étaient très chers ; ils furent tirés au sort pour être sacrifiés aux démons et tués par les eaux de la mer. Ils furent emmenés en un lieu cerné par l’eau, à la manière d’une péninsule, afin que les flots les engloutissent d’une manière pathétique durant la marée. L’un des enfants avait, dit-on, sept ans, et l’autre cinq. Alors que la marée verte envahissait le lieu, l’aîné des deux petits enfants s’efforçait de soulever les bras de son jeune frère, qui déjà était englouti. Le duc incrédule assistait à ce spectacle abominable avec une foule innombrable de gentils ; mais nulle pieuse compassion, nul sentiment de pitié ne put attendrir leur cœur de pierre. L’auguste pontife Wulfram demanda à ce qu’on lui accorde leur vie, arguant qu’il n’était pas juste d’utiliser des hommes faits à l’image de Dieu pour divertir des démons. Alors le duc incrédule lui dit : « Si ton Christ les libère du péril dans lequel ils sont, je les abandonne à Son pouvoir pour toujours : qu’il soit leur Dieu et qu’eux soit Ses serviteurs à perpétuité. » Alors le saint pontife Vulfran dit : « Qu’il soit fait selon ton souhait ! » Il pria le Seigneur ; soudain, la marée qui montait, puisque le Seigneur le voulait, se retira et laissa la place sèche, sur laquelle se tenaient les deux innocents aux portes de la mort. Ainsi le saint prêtre, confiant en sa foi en Dieu, comme l’apôtre Pierre qui vint au Seigneur sur l’eau, marcha sur l’eau de la mer, sous les yeux de la foule des gentils ; il parvint auprès des deux petits enfants, il en prit un par la main droite, l’autre par la main gauche et, ayant seulement la plante des pieds mouillée par l’eau, foulant l’eau de la mer comme s’il marchait sur un sol sec, il arracha, avec l’aide de Dieu, les deux petits enfants à la mort et les rendit sains et saufs à leur mère qui pleurait ; les purifiant par l’eau du baptême, il donna son nom à l’un des deux, ce nom qui resplendit chez les Frisons. Voyant ce miracle, une très grande foule de gentils se convertit, crut et fut baptisée : chacun fut prédestiné à la vie éternelle.


   Selon Stéphane Lebecq, le premier garçon sauvé, Ovo, aurait transmis oralement son histoire aux moines de Fontenelle, jusqu'à ce que l'auteur de la Vie de Vulfran la mette par écrit. Le problème de ce texte, c'est qu'il est unique pour la période du haut Moyen Âge : nous ne possédons aucun témoignage contemporain qui pourrait nous permettre d'affirmer qu'il y avait bien des sacrifices humains en Frise. Tacite, à la fin du Ier siècle, mentionne l'existence de sacrifices humains, notamment de sacrifices par noyade, dans La Germanie ; de même, l'historien Adam de Brême, au XIe siècle, évoque les pratiques sacrificielles en Scandinavie, à Uppsala notamment (si vous regardez la série Vikings, vous pouvez en avoir un aperçu à la fin de la saison 1 : les sacrifices à Uppsala reprennent la description d'Adam de Brême). Il y a aussi un sacrifice humain très clairement attesté : en 1066, lors d'une grande révolte païenne au sud de la Baltique, des païens sacrifient solennellement un évêque, Jean de Mecklembourg. C'est une manière assez claire pour les païens de dire qu'ils refusent la domination chrétienne. 
   Il y a donc bien eu des sacrifices humains dans des régions peuplées de populations germaniques vers le Ier et vers le XIe siècle. Mais aucun texte de l'époque de la Vie de Vulfran.
   Je ne pense pas pour autant qu'il faille rejeter la Vie de Vulfran comme inauthentique : c'est un texte paraît relativement bien informée, l'auteur donne un certain nombre de détails qui, selon moi, étayent sa description et la rendent crédible. En outre, les noms des enfants sont germaniques : c'est un des signes qui font penser à Stéphane Lebecq que l'auteur a eu accès à des données authentiques.
   Toujours selon Stéphane Lebecq, qui a consacré plusieurs articles à la Vie de Vulfran et au paganisme chez les Frisons, le sacrifice humain par noyade pourrait être destiné à contrer les furies de la mer : les Frisons vivent au bord de l'eau et sur des îles et sont donc soumis aux risques de tempête.
   Il faut aussi noter que Vulfran est tombé dans l'oubli du fait de l'échec relatif de sa mission et du succès de celle de Willibrord, qui participera beaucoup, au début du VIIIe siècle, à l'évangélisation de la Frise et à l'éradication des coutumes païennes.

   Il me semble donc que l'on peut prendre ce texte au sérieux, sans pour autant oublier le fait que l'auteur est chrétien, qu'il condamne explicitement les sacrifices humains, et qu'il exagère peut-être. A titre tout à fait personnel, j'aurais tendance à croire ce que dit l'auteur de la Vie de Vulfran, et je voulais simplement vous faire découvrir ce texte étonnant et trop peu connu du grand public à mon goût (comme tout ce qui touche au haut Moyen Âge... mais c'est une autre question).

   Pour quelques autres témoignages de sacrifices humains, la page Wikipedia est relativement fiable, du moins pour la section Moyen Âge : http://fr.wikipedia.org/wiki/Sacrifice_humain#Moyen_.C3.82ge

22 mars 2015

Comprendre Daesh et l'islamisme

   J'avais prévu de ne pas parler d'histoire contemporaine sur ce blog, mais j'ai assisté il y a deux jours (vendredi 20 mars 2015) à une conférence sur la manipulation politique des fondements de l'islam aujourd'hui, et il m'a paru intéressant de relayer ce que j'y ai appris : ces quelques informations sont d'une grande utilité pour comprendre le contexte géopolitique d'aujourd'hui au Moyen Orient, et la place de l'islam en France aujourd'hui.
   Autre nouveauté, en plus de l'histoire contemporaine : cet article a été écrit en collaboration avec mon amie Milena, qui a aussi assisté à la conférence (et qui a aussi le bon goût d'être médiéviste).

   La conférence à laquelle nous avons assisté est la première d'un cycle sur la laïcité et les fondamentalismes religieux en France. Ce cycle est organisé par des étudiants en histoire, qui ont décidé d'inviter des professeurs d'histoire. Suite aux attentats du 7 janvier, ces conférences ont pour but de sortir des lieux communs et des vérités proclamées pour comprendre la situation en tant qu'historiens, avec les outils propres à l'histoire. Les organisateurs dénoncent un matraquage médiatique et le flot d'informations continu qui empêche le débat. Il s'agit d'engager un travail sur les identités, qui relèvent à la fois du religieux, du politique, du genre, de la classe, et du contexte historique et national, et de comprendre ce qui peut créer un terroriste.

   Cette première conférence a été menée par Cyrille Aillet, maître de conférence à l'université Lumière - Lyon II, spécialiste de l'islam médiéval. 
   Sa problématique se résumait à quatre questions : qu'est-ce que l'islamisme ? Qu'est-ce que l'islamisme doit à l'islam ? Existe-t-il un totalitarisme islamique ? Que penser du projet d'un islam de France ? En tant que spécialiste de l'islam classique, Cyrille Aillet s'interroge sur les usages du passé.
   La France est devenue une des cibles de l'islamisme radical, or l'islamisme passe par des relais locaux, ce qui interroge les dysfonctionnements de notre société. Les débats de fond sont escamotés par le "rideau de fumée" de la guerre contre le terrorisme. Les premières mesures ont été prises dans la précipitation et ne définissent pas un nouveau projet de société répondant aux dysfonctionnements évoqués. L'idée de relance économique, prônée à tout-va, ne peut se substituer à un projet de société cohérent. La priorité est de questionner notre société quant à la violence antisémite, au fanatisme religieux, à la xénophobie et à la défiance face à l'islam. Il convient aussi de se demander pourquoi les jeunes sont les principales cibles de Daesh et pourquoi ils se laissent embrigader si facilement.

Qu'est-ce que l'islamisme ? Quelques définitions.
   L'islamisme est un terme flou, formé de la même manière que judaïsme et christianisme, ce qui peut prêter à des confusions et mener à des dérives sémantiques (par exemple, penser qu'islamiste est synonyme de musulman).
   L'islamisme est une idéologie politique qui adopte un langage religieux, qui conteste la séparation du religieux et du politique, qui veut soumettre l'Etat, la société et les lois aux normes religieuses de l'islam. L'islamisme peut se manifester sous différentes formes : il peut s'imposer par des moyens légaux ou par la force. Pour certains islamistes, c'est un idéal irréalisable en Occident.
   Le fondamentalisme ou salafisme revendique un retour à l'islam des origines, celui du Prophète et de ses successeurs (salaf signifie "ancêtre pieux"). C'est un mouvement sunnite. Les salafistes prétendent se conformer à la sunna (coutume), composées du Coran et des hadiths. Il existe un salafisme quiétiste, qui se définit comme apolitique et pacifique, et un salafisme révolutionnaire, qui cherche à employer la force.
   Le djihadisme, souvent évoqué aujourd'hui, est une notion qui a été subvertie par les islamistes. Dans l'islam du Moyen Âge, le djihad désigne le droit de la guerre et les lois qui l'encadrent ; ce droit de la guerre a pour but de protéger les civils. Le djihad est aussi, au Moyen Âge, l'effort spirituel exigé de chaque musulman pour suivre la voie de Dieu.
   Le takfirisme, qui vient du mot takfir signifiant "exclusion", est un mouvement qui prétend exclure les infidèles, qu'ils soient musulmans ou non. Beaucoup de membres d'Al-Quaïda et de Daesh se réclament de ce mouvement.
   Face à cette pluralité de termes, il convient d'éviter les amalgames : tous les salafistes, par exemple, ne sont pas des terroristes. Il faut aussi souligner que l'islamisme a parasité les références de l'islam classique, notamment la notion de djihad, et que les musulmans peuvent se sentir déposséder de leur propre langage.

D'où vient l'islamisme ?
   Dans les médias, l'islamisme apparaît comme un problème hyper-contemporain, alors qu'il a une histoire. Il faut aussi se défier d'un discours qui fait de l'islamisme l'essence cachée de l'histoire ; cela est d'autant plus difficile que la thèse du "choc des civilisations" est accréditée par les islamistes eux-mêmes.
   On ne peut séparer l'histoire de l'islamisme du contexte colonial. En 1928, dans l’Égypte coloniale, émergent les Frères musulmans, un groupe qui veut sauver l'islam du déclin en restaurant sa grandeur et son unité par un retour aux fondements religieux. Leur mot d'ordre est que le Coran est une loi, une constitution.
   C'est dans les années 1960 que sont posées les bases théoriques de l'islamisme, par Sayyed Qutb, un Frère musulman. Le contexte est celui des indépendances arabes, qui se construisent autour du socialisme incarné par Nasser. Qutb est le théoricien du salafisme révolutionnaire et de l'islamisme radical : il s'oppose au socialisme arabe. Il est condamné à la pendaison en 1966 par Nasser, ce qui fait de lui un martyr de la cause et pousse ses partisans à se radicaliser. Selon lui, il faut établir un modèle théocratique, car la souveraineté n'appartient qu'à Dieu ; la société doit se plier aux normes religieuses. Qutb pense que le bon musulman doit, comme le Prophète à ses débuts, lutter contre le paganisme qui l'environne (Muhammad a dû quitter la Mecque encore païenne en 632 pour s'installer à Médine : c'est l'Hégire). Il estime que les gouvernements des pays arabes nouvellement indépendants sont inféodés aux puissances étrangères : le sionisme et l'Occident. Dans la pensée de Qutb, le djihad devient un pilier de l'islam, ce qu'il n'est pas dans l'islam classique sunnite ; la notion désigne désormais un effort collectif (et non individuel), dirigé contre le monde extérieur et contre les musulmans impies. Le concept est donc radicalement différent de celui de djihad classique.
   Dans les années 1980, il y a une radicalisation islamiste : les Frères musulmans sont dépassés, ils s'engagent dans la vie politique et prennent leurs distances avec Qutb. Ils privilégient une stratégie d'engagement, qui triomphe en Tunisie et en Égypte après les Printemps arabes. L'année 1979 marque un tournant, et les Frères musulmans sont dépassés par des mouvements violents : il y a une prise d'otages de pèlerins à la Mecque, ce qui constitue un défi au régime saoudien ; la révolution islamique triomphe en Iran, on établit une théocratie autoritaire ; inquiète de la possible extension de cette révolution, l'URSS envahit l'Afghanistan. Suite à cela, l'islamisme remplace le marxisme comme langage contestataire dans le monde musulman. Le recours à la violence est perçu comme un moyen de lutte contre la corruption.
   Al-Quaïda naît dans ce conteste, en 1988. La guerre en Afghanistan est la matrice de ce mouvement ; les combattants islamiques apprennent la lutte en Afghanistan, dans une guerre qui leur fournit un récit héroïque, peuplé de martyrs. Al-Quaïda est le "laboratoire du djihadisme moderne". La figure du martyr volontaire (par les attentats suicides) devient centrale : se met en place une culture hagiographique des martyrs. La culture du sacrifice était auparavant l'apanage du chiisme : elle est récupérée par le sunnisme. Ce mouvement islamiste est messianique et apocalyptique, il refuse tout passé qui n'est pas celui des fondements et met son seul espoir dans l'accomplissement héroïque d'un commandement divin. Al-Quaïda se détache de l'Arabie saoudite, terre de naissance de l'islam, qui a accueillit des troupes américaines pendant la guerre du Golfe ; ce détachement légitime l'usage de la violence contre d'autres musulmans. L'Arabie saoudite répond par des fatwas contre Oussama ben Laden et Al-Quaïda. Al-Quaïda se caractérise aussi par l'internationalisation de son activité : le mouvement a des militants dans le monde entier et mène une politique de communication inspirée de l'Occident. L'Occident devient une cible prioritaire, car c'est, selon Al-Quaïda, un soutien des régimes musulmans corrompus. Il s'agit de détruire l'illusion de l'omnipotence occidentale. Ce mouvement atteint son apogée le 11 septembre 2001.
   La dernière génération d'islamisme naît en Irak en 2006, avec Daesh, dont la stratégie est différente : Daesh a une ambition territoriale et étatique, il veut conquérir des terres qui doivent servir de base à l'établissement d'un califat. Le califat est l'idéal politique fédérateur par excellence, qui doit unifier les musulmans autour d'un calife successeur du Prophète et permettre d'appliquer les commandements divins. Daesh veut établir une sorte de cité de Dieu sur terre qui abolirait les divisions religieuses au sein de l'islam. C'est un mouvement apocalyptique qui cible pour la première fois les musulmans d'Occident et les nouveaux convertis, appelés à réaliser l'Hégire : il s'agit de se détacher de son pays, de quitter les terres de l'infidélité pour rejoindre l’État de l'islam. Daesh donne aux convertis de fraîche date un statut d'exception : ils ne reçoivent pas d'éducation religieuse traditionnelle, ils accèdent directement au statut de héros et de constructeurs de l'idéal politique islamique. En détruisant les statues de Mossoul, ils se rendent semblables à Muhammed qui détruit les idoles de la Mecque. Daesh met en place un récit épique qui mime les premiers temps de l'islam ; ce récit mêle archaïsme et hypermodernité (on représente par exemple des cavaliers à cheval, comme au temps du Prophète, accompagnés de combattants avec des armes dernier cri).

 Les territoires contrôlés par Daesh en janvier 2015. En rouge, les territoires contrôlés directement. En blanc, les Etats dans lesquels des groupes islamistes ont fait allégeance à Daesh. (source)

    L'autre modèle de Daesh, c'est la révolution abbasside de 750, qui met en place un califat sunnite. Le calife de Daesh s'est donné le nom d'Abû Bakr, qui est le premier calife de l'islam : c'est le successeur du Prophète et le dirigeant sunnite par excellence. La couleur noire des uniformes de Daesh rappelle les bannières noires des troupes abbassides lors de la révolution de 750. Il ne manque à Daesh que Bagdad, la capitale historique des Abbassides. Daesh revendique aussi des villes saintes, contestant ainsi le régime saoudien.

   La dissidence armée s'est donc mondialisée et est devenue une réalité endémique dans les marges politiques en déshérence (Yémen, Afghanistan, Somalie...) ; elle a poussé sur les décombres des régimes autoritaires. Dans les pays en situation de guerre civile ouverte ou larvée, suite aux interventions américaines et aux Printemps arabes, les forces libérales et non-islamistes disparaissent. Face à cela, les régimes musulmans ont recours soit à la répression (mais on sait que la prison est un des ferments de l'islamisme), soit à la conciliation avec les islamistes, avec l'adoption de lois islamiques. Dans ce dernier cas, on peut parler d'islamisation par le haut, par le pouvoir, qui contamine le discours politique et la société : par exemple, en Algérie, une loi contre les tenues provocantes des femmes a été proposée début mars 2015.
   A cette islamisation par le haut s'oppose une islamisation par le bas, avec des mouvements comme le tabligh, qui propose aux individus marginalisés des années 1960-1970, en France, une forme de réalisation par l'imitation du modèle prophétique : l'idée est celle d'une pratique individuelle et apolitique.
   Il faut aussi évoquer le prosélytisme religieux des monarchies du Golfe. Face à son concurrent Al-Quaïda, l'Arabie saoudite renforce son soutien au wahhabisme, un mouvement né au XVIIIe siècle, qui se présente comme un salafisme pacifique reposant sur une Hégire intérieure. A la différence de Daesh, le wahhabisme suppose une solide éducation religieuse et l'obéissance aux ulémas (docteurs de la loi) ; il implique aussi une forme de rupture avec la société occidentale jugée corrompue. L'Arabie saoudite est concurrencée par le Qatar pour le contrôle du "marché mondialisé du salafisme" : le Qatar soutient les Frères musulmans.

   Le salafisme est donc un phénomène majeur de l'islam actuel, mais il demeure un mouvement minoritaire. C'est un mouvement en recomposition permanente, avec des enjeux de pouvoir et de génération en constante évolution.

   La dernière partie de la conférence de Cyrille Aillet se penchait plus spécialement sur l'islam en France.
   Ahmet Ogras, membre du conseil français du culte musulman, a affirmé après les attentats du 7 janvier 2015 : "il n'y a pas d'islam radical, ce n'est pas l'islam." Le recteur de la mosquée de Paris a corroboré ces propos. Cette déclaration est aussi celle de la majorité des croyants, car ni le Coran ni les hadiths ne justifient le meurtre de civils ; cela va même à l'encontre de la définition classique du djihad. Mais cette affirmation ne s'accompagne d'aucune discours discours explicatif : aucun média ne démontre cela et n'explique que l'islamisme n'est pas l'islam. Cela crée la suspicion dans l'opinion publique, car les islamistes se revendiquent ouvertement de l'islam. Le terroriste Amedy Coulibaly a ainsi vaguement cité une sourate du Coran autorisant la loi du talion en cas de meurtre. Mais il occulte complètement la suite de la sourate, qui propose une compensation financière à la place de la vengeance par le meurtre. Coulibaly, de par son inculture, répercute le discours officiel le discours officiel des idéologues de Daesh, qui contrôlent le discours des islamistes. Au contraire, la revendication des attentats par la branche d'Al-Quaïda au Yémen était beaucoup plus construite et justifiée par des hadiths. Il est courant, chez les islamistes, d'appliquer une lecture univoque du Coran. On peut effectivement avoir une lecture belliqueuse du Coran, si on oublie les versets qui sont des appels à la paix et à la coexistence religieuse. Le Coran est ainsi interprété différemment selon les buts poursuivis.
   L'islam radical fait donc partie de l'islam, pour Cyrille Aillet, et il est dangereux de dire que les musulmans ne sont pas concernés par cette dérive. L'islamisme est en outre le langage d'une révolte (c'est le cas de Boko Haram dans les régions pauvres du Nigeria), il est une idéologie qui donne une caution et un langage structuré à cette révolte. En ce sens, il convient de contrer l'islamisme par une idéologie autre. Selon Mohammed Arkoun, historien de l'islam et philosophe, l'islamisme est un régime véridique, dans le sens où il est une construction idéologique qui prétend être la vérité. Arkoun insiste sur l'éducation et sur la nécessité d'une interprétation rationnelles des textes. Il pense qu'il faut comprendre l'islamisme comme une idéologie cohérente qu'il convient de réfuter par la raison et par les textes. L'effort de compréhension et de réfutation doit être menée par les musulmans, mais pas uniquement.

   A la suite des questions de l'auditoire, Cyrille Aillet s'est aussi exprimé sur l'idée d'un islam de France : il estime que c'est une "idée jacobine", centralisatrice, et donc contraire aux principes de l'islam. Le conseil français du culte musulman n'est pas représentatif de la diversité des musulmans de France ; il témoigne de la volonté de former un islam à l'image des valeurs de la République. En outre, on incite les musulmans à ne pas être communautaires, tout en leur demandant de réagir en tant que communauté, par exemple dans la condamnation du terrorisme islamique.

11 mars 2015

La représentation des païens à l'époque carolingienne

   Aujourd'hui, j'ai envie de vous parler d'un sujet qui me tient particulièrement à cœur, puisqu'il s'agit de mon sujet de mémoire : la représentation des païens à l'époque carolingienne (à croire que passer plusieurs heures par jour sur le sujet ne me suffit pas !). Je ne vais pas vous dérouler le détail de mes recherches, ce serait fastidieux et probablement peu intéressant. En revanche, j'aimerais bien vous donner un aperçu de mes découvertes et de mes conclusions, dont l'ampleur m'a moi-même surprise.

   Un petit point d'historiographie avant tout : l'histoire des représentations naît en 1989, sous la plume de Roger Chartier. C'est un courant qui cherche à montrer que les représentations (entendues comme un ensemble de connaissances ou de croyances qui définissent une certaine vision du monde) ne sont pas figées, qu’elles ont une histoire, et qu’une même époque peut produire différentes formes de représentations, qui entrent parfois en concurrence. La notion de représentation traduit une prise de distance avec la notion d’inconscient collectif qui sous-tend l’histoire des mentalités. L’histoire des représentations ne constitue pas un courant homogène, mais tous les historiens qui s’en réclament insistent sur le discours et sur les expressions « intellectuelles » des mentalités. Enfin, les historiens des représentations ont à cœur de montrer le dynamisme des représentations et d’insister sur les conditions de leur formation.
   Mes recherches ont donc principalement porté sur le discours que les chrétiens tiennent sur les païens : je me suis particulièrement attachée au vocabulaire. La question est de savoir comment on parle des païens, donc d'essayer de comprendre comment on les pense, comment on les perçoit, quelle place on leur assigne dans le monde. J'ai pour cela retenu une trentaine de Vies de saint écrites entre 763 et 960. Des textes de taille variable (de 2 à 66 pages), écrits dans des contextes et des lieux différents.

En haut : saint Boniface baptisant un païen. En bas, le même Boniface martyrisé par des païens. Boniface est un saint de la première moitié du VIIIe siècle, qui a participé à la conversion des Frisons et de peuples germaniques. Il a aussi réorganisé l'Eglise franque et l'Eglise bavaroise. Sa mémoire est particulièrement honorée à Mayence et à Fulda, en Allemagne. L'image est issue du sacramentaire de Fulda, XIIe siècle (source).

   La première partie de mon mémoire s'intitule « Qu'est-ce qu'un païen ? » car, aussi étonnant que cela paraisse, ce n'est pas évident. Le païen, pour nous, c'est celui qui n'est ni chrétien, ni juif, ni musulman. Mais dans la Vie de Willibald, on trouve l'expression « les païens sarrasins [= musulmans] » ; certains hérétiques chrétiens partagent, dans le vocabulaire des auteurs chrétiens, les caractéristiques des païens. Il faut donc garder à l'esprit que, quand on parle d'un païen à l'époque carolingienne, c'est un mot qui a une définition beaucoup plus large qu'aujourd'hui.
   Pour compliquer un peu la chose, il existe en latin (qui est la langue de l'écrit à l'époque carolingienne) deux mots pour désigner les païens : pagani et gentiles. Sans rentrer dans le détail des considérations étymologiques, le premier donne l'idée que le païen est un être attaché à un terroir (pagus) et donc aux coutumes de ce terroir : en un mot, le païen est un être un peu borné qui refuse le changement, en particulier la conversion au christianisme. Quant à gentilis, c'est le mot qu'on utilise dans la Bible pour dire soit non-juif, soit non-chrétien. C'est un mot qui dérive de gens (nation, peuple, tribu) : le gentilis appartient à un peuple et suit un ensemble de coutumes non-chrétiennes. Ces définitions visent à donner une définition négative du païen. Mais, dans les épîtres de Paul, le païen (gentilis) est celui qui est destiné à recevoir l’Évangile, alors que les juifs la refusent. Donc : le païen est un non-chrétien un peu borné MAIS qui est le destinataire privilégié de la parole de Dieu.

   Je me suis ensuite posé la question de savoir comment les auteurs carolingiens parlaient des cultes païens. Tout d'abord, à part dans un texte particulier qui parle de sacrifices humains en Frise et dont la valeur historique semble attestée, on peut dire que les chrétiens ne s'intéressent pas vraiment au paganisme. On confond par exemple les divinités germaniques avec les divinités romaines : Boniface aurait ainsi détruit un « chêne de Jupiter » en plein milieu de la Germanie. C'est peu probable. L'explication est la suivante : les auteurs carolingiens interprètent ce qu'ils ne connaissent pas (le paganisme germanique) à partir de ce qu'ils connaissent (les textes des auteurs de l'Antiquité romaine). On trouve ainsi un vocabulaire tout droit issu de Virgile pour parler des divinités de Germanie ! Pour les auteurs, peu importe qu'on honore Jupiter, Thor ou Odin : ces divinités sont des manifestations du diable, il faut les condamner et les détruire. 
   Quand ils daignent parler des pratiques païennes (comme les sacrifices humains), les auteurs chrétiens emploient systématiquement un vocabulaire du mépris, de la condamnation, de l'horreur, voire du pathétique. C'est aussi comme cela qu'ils parlent de pratiques non christianisées : ainsi, dans les sociétés officiellement chrétiennes, le mariage à un degré prohibé par le christianisme mais autorisé dans les sociétés païennes est considéré comme une survivance païenne. Tout ce qui n'est pas parfaitement chrétien est païen, point.

   Finalement, ce qui fait le païen, ce n'est pas tant ce qu'il croit que ce qu'il fait : le paganisme, aux yeux d'un chrétien, c'est un ensemble de pratiques plutôt que de croyances (de toute façon, les auteurs chrétiens n'ont qu'une idée très vague du contenu de ces croyances). 
   La représentation des païens est aussi conditionnée par un héritage biblique et patristique : les auteurs carolingiens s'inspirent surtout de la Bible, de saint Augustin, d'Isidore de Séville, de Bède le Vénérable, de Grégoire de Tours... Je vous épargne le chapitre sur le sujet, mais il faut savoir que la question du paganisme et des païens préoccupe le christianisme depuis ses débuts.

Isidore de Séville (à gauche) est l'auteur des Étymologies, une encyclopédie qui répertorie tout le savoir de son temps (début du VIIe siècle) et qui sera considérablement lue pendant tout le Moyen Âge (source).

   Ma deuxième partie est consacrée à l'influence des contextes politico-militaires sur la représentation des païens. Je ne vais pas vous faire le détail des campagnes des Carolingiens, mais grosso modo : tout au long du VIIIe siècle, les Pippinides (ancêtres des Carolingiens) puis les Carolingiens cherchent à étendre leur pouvoir sur des territoires païens, particulièrement en Frise et en Saxe. Cela occasionne des guerres importantes : la soumission de la Frise dure des années 690 aux années 730, avec un retour en arrière entre 714 et 719 (les Francs et les missionnaires sont chassés). La conquête de la Saxe dure plus de trente ans (772-804), les Saxons refusent de se soumettre à Charlemagne et aux chrétiens. Car il faut savoir que la conquête va de pair avec l'évangélisation : les armées franques sont suivies par des missionnaires qui se chargent de christianiser tout ce beau monde. Au cours de ces guerres, les païens adoptent une forme de paganisme militant : leur résistance aux Francs et leur résistance au christianisme deviennent une seule et même chose, et les Saxons adoptent ainsi une identité païenne marquée (que Charlemagne essaie de mater par des lois très dures, punissant de mort toute infraction au christianisme).
   Ce contexte influence durablement la représentation des païens. Les Frisons sont des gens qu'on représente comme étant dans l'erreur, comme « se souillant » par des pratiques païennes. Leur roi Radbod est, dans certains textes, l'archétype du méchant roi païen, obstiné dans son paganisme et persécuteur de chrétiens. Quant aux Saxons, ce sont les païens par excellence : cruels, méchants, insoumis, rebelles, fourbes... Ils sont infideles : ce mot recouvre deux réalités à l'époque carolingienne. L'infidèle, comme aujourd'hui, c'est celui qui ne croit pas en Dieu, mais c'est aussi le parjure, celui qui ne respecte pas les serments. Or la société carolingienne est basée sur les liens d'homme à homme, ancêtre de la vassalité : quelqu'un de parjure ne peut pas intégrer cette société. Comme on le voit, christianisme et conception de la société vont de pair. Bref, les Saxons sont des sauvages, des barbares, incapables de vivre en société. Ils n'hésitent pas à détruire des églises ou à attaquer des saints. Des gens charmants.

   Au IXe siècle, on critique l'évangélisation par la force qui a prévalu pour les Saxons. Dans la Vie d'Anskar, Rimbert, vers 870, propose un nouveau modèle d'évangélisation qui repose, en partie, sur l'idée qu'il faut comprendre les païens pour mieux les réfuter. Chez Rimbert, donc, les païens sont moins caricaturaux, on note un effort louable pour parler d'eux. Mais le IXe siècle est aussi marqué par les incursions des vikings, couplées à une guerre civile entre les petits-fils de Charlemagne. Evidemment, cela influence les auteurs chrétiens, qui ont désormais une vision apocalyptique de la situation. Dans ce contexte, les vikings prennent la place des Saxons comme « païens types » : on les représente comme des sauvages, des pillards, des persécuteurs, en un mot des monstres à peine humains. Contrairement aux Saxons, on n'essaie pas de les convertir : il y a une sorte de mentalité de la citadelle assiégée, on cherche avant tout à repousser les vikings, là où Charlemagne essayait d'imposer sa loi aux Saxons. Les Vies écrites à cette époque, notamment celles écrites par un moine de Saint-Amand du nom d'Hucbald, montrent des païens plus vindicatifs, dans ce contexte d'attaque du monde chrétien par le monde païen.

   Les rapports entre le monde chrétien et le monde païen sont donc une donnée essentielle pour saisir la manière dont les auteurs carolingiens se représentent les païens. Ces rapports influencent aussi la manière dont on représente le pouvoir païen, qui est à la fois un ennemi politique et un ennemi religieux. Il y a deux types de pouvoirs païens : les « méchants », qui sont opposés au christianisme, et les « neutres », qui acceptent la christianisation mais ne se convertissent pas. Un exemple de pouvoir païen : Radbod, le roi des Frisons, dont il est question dans quatre de mes sources. Dans deux d'entre elles, c'est un affreux monstre, qui persécute les chrétiens et se montre injuste avec tout le monde. Dans deux autres textes, la vision est plus nuancée : Radbod est un être capable de raisonner et de respecter les saints. Dans la Vie de Wulfram, il est même sur le point de se baptiser, mais refuse parce qu'il ne pourra pas rejoindre au paradis ses ancêtres païens, qui rôtissent en enfer. L'auteur de la Vie essaie de saisir la mentalité païenne et les ressorts de la conversion d'un roi.
   Je vous passe mes considérations sur les autres dirigeants païens, ce serait trop long. Mais il faut savoir que la propagande politique influence leur représentation : on accuse par exemple certains ducs d'être païens, alors qu'on sait qu'ils sont chrétiens, pour les décrédibiliser ou parce qu'ils se sont opposés aux Carolingiens.
   La propagande est d'ailleurs un ressort essentiel de la représentation des païens : on accentue par exemple le paganisme de l'époque des Mérovingiens pour justifier a posteriori le fait que les Carolingiens les ont chassé du trône. Un autre cas intéressant est celui de la Bavière : on sait que la Bavière est christianisée depuis plusieurs siècles, mais on évoque quand même des survivances païennes en Bavière. Cela permet aux auteurs carolingiens d'accuser Tassilon, le duc de Bavière qui s'est opposé aux Carolingiens, de négligence : un bon prétexte pour justifier la guerre que lui mène Charlemagne. La présence de païens dans les textes écrits en Bavière permet aussi d'accuser saint Boniface, qui a converti des païens en Germanie : Boniface a en effet voulu mettre son nez dans les affaires des évêchés bavarois, les Bavarois n'ont pas apprécié, donc ils se moquent de l'oeuvre de Boniface. Enfin, on parle de païens en Bavière parce que les évêques bavarois craignent leurs voisins carantaniens, un peuple encore païen qu'ils prévoient d'évangéliser. La mention de païens sert donc des buts à la fois politiques et religieux, parfois peu avouables.

   La représentation des païens est donc dépendante du contexte de rédaction des Vies et des buts que poursuivent les auteurs. Mais, dans tous les contextes, le païen matérialise avant tout l'altérité : ce qui est païen, c'est ce qui n'est pas chrétien, donc pas comme "nous", pensent les auteurs carolingiens.

Broderie représentant l'épisode du « baptême manqué de Radbod ». On voit Radbod plonger un pied dans la piscine baptismale. La broderie représente l'instant critique, juste avant que Radbod ne renonce à se convertir (source).


   Cette idée d'altérité est le sujet de ma troisième partie, que j'ai intitulée « civilisation et barbarie » : pour les chrétiens, christianisme = civilisation, paganisme = barbarie (et je ne caricature même pas).

   Le paganisme des auteurs carolingiens est un paganisme presque uniquement imaginaire et littéraire. Même quand les chrétiens tentent de décrire « objectivement » les sociétés païennes, leurs considérations sont empreintes d'idées morales et de jugements de valeur. Quand les descriptions sont réalistes, presque ethnologiques, comme pour les sacrifices humains de la Vie de Wulfram, les auteurs écrivent dans une perspective d'histoire du salut : ce qui compte, ce n'est pas le paganisme, c'est de savoir comment il a été remplacé par le christianisme. Le paganisme, dans les textes, a donc une fonction littéraire, il a un rôle dans l'économie du récit, et on n'en parle jamais de manière neutre (si tant est que cela soit possible). Le païen est en outre un faire-valoir du saint : plus le païen est affreux et caricatural, plus cela renforce le prestige du saint qui le combat. Il y a une idée de compétition entre paganisme et christianisme et, évidemment, la compétition est toujours remportée par le christianisme.
 
   Le païen est en outre une figure figée. Il est presque toujours anonyme (sauf quand il s'agit de rois), il est toujours dominé par ses émotions et par son furor, un mot qui signifie « folie furieuse, délire », et qui revient constamment dans les Vies carolingiennes. Le païen est obstiné et orgueilleux dans sa résistance au christianisme, il est sauvage et féroce. Bref, c'est un barbare : le mot barbare devient d'ailleurs synonyme de païen. Dans le cadre de l'empire chrétien universel incarné par Charlemagne, celui qui s'exclue de l'empire est à la fois un païen et un barbare.
   Étonnamment, il existe de « bons » païens, des païens qui échappent à la barbarie. Mais ces bons païens en viennent toujours, dans les Vies, à se convertir : le bon païen n'est pas un païen, c'est un chrétien en puissance. C'est le cas de Clovis, dont la conversion est racontée dans la Vie de Vaast écrite par Alcuin vers 800. Le païen converti peut servir d'exemple : ainsi, Lucius de Coire, un roi païen qui suit si bien les préceptes chrétiens qu'il devient un saint, est érigé comme modèle.
   Le caractère stéréotypé des païens réapparaît dans le discours que leur prêtent les auteurs chrétiens. Sous leur plume, les païens ont toujours des discours naïfs ou ridicules. Parfois, ce discours s'applique à eux : quand des païens accusent Lebuin, dans la Vie de Lebuin, d'être un trompeur, un porteur d'illusion, l'auteur vise en réalité à dénoncer les païens qui se complaisent dans l'illusion et refusent de reconnaître la vérité du christianisme. Là encore, la fonction littéraire du discours païen est essentielle.

   Enfin, la représentation des païens comme des barbares, des « autres », vise avant tout à définir un idéal chrétien. Le païen est animalisé, ridiculisé, montré comme un être en manque de quelque chose (on dit par exemple que les païens sont affamés, assoiffés, souillés, aveuglés...). Ce quelque chose, c'est bien évidemment le christianisme, présenté comme un idéal de civilisation qui nourrit, abreuve, purifie et éclaire. Il y a presque toujours, dans les métaphores négatives employées pour parler du paganisme, un contrepoids positif qui représente le christianisme.
   Le païen est aussi conçu, notamment par Alcuin ou dans le cadre des attaques vikings, comme un châtiment divin pour les péchés des chrétiens : si les vikings attaquent l'empire carolingien, on pense que c'est pour punir les chrétiens qui se perdent en guerres civiles et ne respectent plus Dieu.
   La définition d'un idéal chrétien à travers le paganisme passe également par un imaginaire géographique : le nord (la Scandinavie et le monde slave, païens) est perçu comme une sorte de bout du monde. Cette idée de fin géographique fait écho à une idée apocalyptique : la fin géographique du monde, habitée par les païens, est aussi sa fin physique et historique. Le paganisme est donc conçu comme un monde foncièrement à part, autre, extérieur au monde chrétien et à ses idéaux. En ce sens, il fonctionne comme un repoussoir.



   Conclusion : le paganisme et les païens n’existent jamais en eux-mêmes, ils sont toujours inclus dans une confrontation, explicite ou non, avec le monde chrétien, de sorte que les Vies traitant du paganisme en disent plus sur les chrétiens que sur les païens. Le païen est une figure du barbare, de l’Autre, même si ce n'est pas le seul avatar possible de l'Autre. L’hagiographie carolingienne définit donc un monde binaire et manichéen dans lequel les chrétiens sont confrontés à de « méchants » païens. C'est une conception globalisante du paganisme, qui ne prend que peu en compte les différences entre les véritables groupes païens : le païen est un type, non un individu réel. Le rôle de la mission, de la conversion des païens, c'est de faire de l’Autre un même.

   Ce m'a le plus étonné dans ces recherches, ce n'est pas tant la manière dont pensent les chrétiens que la permanence de ces conceptions. Notre figure de l'Autre n'est plus le païen, mais la mise en place de l'altérité passe toujours par des procédés similaires : caricature de l'autre, mise à distance, ridiculisation, peur mêlée de fascination, imaginaire géographique, propagande politique plus ou moins avouable, idée d'une guerre entre la civilisation et la barbarie. Cette idée s'applique par exemple à notre vision de Daesch (avec évidemment, quelques ajustements), ou à celle que certains médias peuvent avoir de l'Arabe ou du musulman, érigée en figure stéréotypée de « ce qui n'est pas nous ». Décortiquer le discours de l'altérité entre le VIIIe et le Xe siècle m'a permis de comprendre comment nous, Européens du XXIe siècle, construisions notre propre altérité. On ne le dira jamais assez : comprendre le passé permet de comprendre le présent.

   [Je tiens à préciser que cet article n'est vraiment qu'un résumé, j'ai simplement parlé de la trame générale de mes recherches. Pour les détails, rendez-vous en juin !]