2 septembre 2014

Mais au fait, pourquoi Aspasie ?

   J'ai choisi de reprendre le nom d'une célèbre femme grecque de l'Antiquité pour ce blog, et je n'ai même pas pris le temps de vous la présenter. Sa biographie est admirable, d'autant plus qu'elle permet une plongée dans la société de l'Athènes du Vème siècle av. J.C.

   Si vous avez, comme moi, quelques vagues souvenirs du collège, vous vous souvenez peut-être que pour le brevet des collèges, on nous a fait apprendre que le Vème siècle av. J.C. était le "siècle de Périclès". On devrait plutôt parler du siècle de l'apogée d'Athènes : après avoir été l'artisan de la victoire contre les Perses lors des Guerres Médiques, Athènes est florissante. Selon Hansen, qui se base sur une estimation donnée par l'historien grec Thucydide, il y aurait 200 000 personnes à Athènes en -431, sans compter les esclaves et les métèques (résidents qui ne sont pas athéniens) pour lesquels nous n'avons aucune donnée. Etant donné que la plupart des cités grecques compte quelques centaines ou milliers d'individus, on peut qualifier Athènes de mégapole avant l'heure.
   Sur le plan culturel, le Vème siècle est aussi une période d'apogée. Les tragédies sont brillantes : c'est le temps de ceux que l'on appelle les Trois Tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide. La comédie n'est pas en reste car c'est à la fin du Vème siècle que sont écrites les premières pièces du génial Aristophane. Enfin, c'est l'âge de la naissance de la philosophie : Socrate naît au milieu du siècle et meurt avec lui (en -399).
   C'est dire s'il est réducteur de faire du Vème siècle athénien le siècle de Périclès uniquement. 
   
   Je ne vais pas m'attarder sur la carrière de Périclès, bien qu'elle soit tout à fait intéressante. Ce qui m'intéresse ici, c'est la vie et le rôle de sa compagne Aspasie (elle n'est cependant pas son épouse : Périclès est déjà marié, et il ne peut épouse une métèque). Se centrer sur Aspasie permet aussi de s'attarder sur la condition des femmes à Athènes à l'époque classique.
   Aspasie naît en Ionie, dans la cité de Milet, sur la côte ouest de la Turquie actuelle. L'Ionie est considérée par les Athéniens comme orientale, et elle suscite de nombreux fantasmes. Aspasie, quand elle s'installe à Athènes, est donc une étrangère. Elle est une hétaïre, une courtisane. Mais elle n'est pas seulement une prostituée de luxe : Aspasie tient à Athènes un brillant salon, qui est à la fois un bordel et un lieu de rencontre des grands esprits. On y trouve des clients aussi prestigieux que Socrate ou Périclès. Aspasie est admirée pour son intelligence, et c'est ce qui fait d'elle une femme si influente. Elle n'hésite pas à participer aux conversations philosophiques ou politiques, alors même que ce sont des domaines réputés exclusivement masculins. Elle est en outre une femme indépendante, ce qui choque énormément les Athéniens. 

J.L. Gérôme, Socrate venant chercher Alcibiade chez Aspasie (1861). Si ce tableau reflète les fantasmes du XIXème siècle sur Aspasie, il n'en montre pas moins deux des plus importants personnages de la cité athénienne, Alcibiade et Socrate, chez elle, signe de son influence. (source)
   
   Aspasie entretient un temps une relation avec Socrate, puis elle devient la compagne de Périclès, homme politique le plus éminent de la cité athénienne. Leur relation est désapprouvée par leurs contemporains. Le problème n'est pas que Périclès ait une maîtresse, mais qu'il ait avec elle un comportement jugé indécent et qu'il n'hésite pas à montrer son amour : il embrasse Aspasie en public, l'installe chez lui après avoir divorcé de son épouse légitime et, lorsque ses adversaires politiques font un procès à la belle hétaïre pour impiété, il n'hésite pas à implorer la pitié des juges et à pleurer devant le tribunal. Cette conduite est jugée inadmissible par les aristocrates d'Athènes, et c'est pourquoi beaucoup de sources (Platon et Aristophane entre autres) tendent à décrier Aspasie : Aristophane la rend responsable de la guerre du Péloponnèse.
   Périclès et Aspasie ont un fils, Périclès le Jeune. N'étant pas né de deux parents athéniens, celui-ci n'est pas citoyen athénien, en vertu d'un décret de -451 établi par Périclès lui-même. Néanmoins, lorsque Périclès perd ses deux fils légitimes lors de la peste de -429, il obtient que Périclès le Jeune soit reconnu légitime. 
   La perte de son compagnon en -429 n'empêche pas Aspasie de conserver son influence et son indépendance. Elle jette alors son dévolu sur un homme nommé Lysiclès, qu'elle place au premier plan de la vie politique d'Athènes.

   Aspasie est donc une femme qui a eu un rôle important à Athènes, et qui a su se faire une place dans un monde masculin qui voulait l'évincer. Car dans l'Athènes du Vème siècle, il n'y a rien de plus étonnant qu'une femme capable de s'émanciper. 
   Sans entrer dans le détail, la femme à Athènes n'est pas grand-chose : elle est la propriété de son père puis de son époux. Elle n'a aucune autonomie juridique ou légale. La femme idéale reste cloîtrée dans son oikos, sa maison. Elle ne sort que voilée et se marie jeune, dès 12-13 ans pour certaines. Le mariage est perçu par les riches Athéniens comme une contrainte civique : si on se marie, c'est avant tout pour donner des fils à la cité. De plus, comme le dit Pierre Brulé, le mariage est avant tout un contrat entre deux hommes, le père et le mari ; il implique un échange de richesses avec la dot, et suppose l'endogamie (on marie sa fille avec des hommes issus de la même classe sociale que soi). Dans le mariage, la femme a deux rôles : mettre au monde des enfants, si possible des garçons, et gérer la maison. L'homme, lui, est à l'extérieur, il s'occupe de politique (s'il est aristocrate du moins) alors que la femme est consignée à l'intérieur et au domaine du privé.
   Les Grecs craignent aussi la voracité sexuelle des femmes, qui finirait par affaiblir les hommes. La féminisation signifie l'amollissement, et les hommes qui fuient au combat sont souvent comparés à des eunuques ou à des femmes. La littérature médicale est très dure avec les femmes : ce sont des êtres faibles et mous. Les Grecs perçoivent une séparation radicale entre les deux sexes et vivent dans une société masculine, où l'homme adulte est le seul référent.
   
   Ce très rapide tableau permet de mettre en valeur la singularité d'Aspasie à son époque. Ce qui lui permet d'être aussi indépendante, c'est son statut de métèque : pour avoir des enfants légitimes, les aristocrates d'Athènes n'épousent que des aristocrates athéniennes. Aspasie ne rentre donc pas dans la catégorie des femmes "épousables" et, grâce à cela, peut échapper à la tutelle des hommes. Son intelligence remarquable lui permet aussi d'acquérir une véritable influence politique et de participer au rayonnement culturel de l'Athènes du Vème siècle.


   Pour aller plus loin, je vous conseille le livre de Pierre Brulé, sur lequel je me suis beaucoup appuyée pour écrire ce petit article : Les femmes grecques à l'époque classique (Hachette, 2006). C'est un livre très accessible, destinée aux non-historiens mais très riche. Pierre Brulé se penche sur la place des femmes dans le divin et dans l'épopée homérique, avant d'analyser le discours médical et ses filtres idéologiques, puis le mariage. Dans un dernier chapitre, il se penche sur les "femmes du dehors", les prostituées et les hétaïres. C'est dans cette partie qu'on trouve quelques pages sur Aspasie et sur une de ses homonymes devenue maîtresse du roi des Perses.

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