20 septembre 2014

L'Empire ottoman et l'Europe

   Ces dernières années, la question de l'intégration de la Turquie à l'Union Européenne s'est posée plusieurs fois. Il me semble qu'une des réponses invoquées pour refuser la participation de la Turquie était d'ordre culturel et religieux : la Turquie ne partage pas les mêmes valeurs que l'Europe, son histoire est différente, elle n'est pas chrétienne, fin de la discussion.
   Oui mais. Si l'on remonte à l'Antiquité, les côtes Est de l'Anatolie (nom antique de la Turquie) sont parsemées de cités grecques. Une partie du territoire anatolien fait partie de l'Empire romain dès -129. Sous Vespasien, l'intégralité de la péninsule est sous domination romaine. Pour l'Antiquité donc, ce qui correspond à la Turquie partage bien une histoire commune avec le reste de l'Europe.
   L'Anatolie passe ensuite dans le giron de l'Empire byzantin. Je ne connais pas trop les détails, mais l'Empire byzantin se désagrège assez rapidement, et la péninsule anatolienne, au XIème siècle, est dominée par les Seldjoukides, issus d'une tribu nomade des steppes d'Asie. Au XIIIème siècle, une tribu concurrente profite d'une période de faiblesse des Seldjoukides pour s'emparer du nord de l'Anatolie. Sous Osman, cette tribu passe le détroit des Dardanelles (entre la Turquie et l'Europe) et s'empare de la Thrace (une région qui comprend l'actuelle partie turque de l'Europe et une partie de la Bulgarie). C'est le début de l'expansion de la dynastie des Osmanlis, du nom d'Osman donc, qui donnera son nom à l'Empire ottoman. Le premier but des Osmanlis est de prendre pied sur le continent européen, dès la fin du XIIIème et le début du XIVème siècle. Sous le sultan Murad Ier, descendant d'Osman, la capitale de l'Empire naissant est déplacée à Andrinople ou Edirne, une ville à la frontière actuelle entre Grèce, Turquie et Bulgarie. Cette translation a lieu en 1363. Dès lors, les sultans n'auront de cesse de gagner des territoires en Europe, avant même de s'emparer de l'Egypte et d'une partie du Maghreb.
   Et cette politique de conquête européenne est fructueuse. Avec la prise de Byzance, en 1453, par les Ottomans, certains territoires grecs passent sous l'égide ottomane. L'année suivante, les armées impériales poussent jusqu'en Serbie. Des provinces vassales, qui payent tribut à l'Empire, sont établies en Valachie, en Transylvanie, en Moldavie et en Crimée. Un peu plus tard, en 1526, sous le plus célèbre des sultans, Soliman le Magnifique, la bataille de Mohàcs fait passer presque l'intégralité de la Hongrie aux mains des Ottomans. En 1529, les Ottomans mettent le siège à Vienne, en Autriche. Ils ne réussissent cependant pas à prendre la ville car, sur le plan logistique, la Hongrie est le dernier point atteignable par les armées impériales. Il n'en demeure pas moins que les Ottomans dominent toute l'Europe du sud au XVIème siècle, et que ce n'est qu'au XIXème et au début du XXème siècle que les territoires européens seront perdus (la Grèce acquiert par exemple son indépendance en 1831).
 
Carte de l'Empire ottoman à son apogée, au XVIIème siècle. Clairement, l'Empire a une composante européenne non négligeable. (source)
 
   Parallèlement, les Etats européens mettent en place des relations commerciales avec l'Empire ottoman. Comme Géraud Poumarède le montre dans "Pour en finir avec la croisade : mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux XVIème et XVIIIème siècles" (2004), malgré la persistance d'un discours de l'antagonisme vis-à-vis des Ottomans, les Etats européens ne rechignent plus à composer avec un Etat musulman. Venise signe un traité commercial avec l'Empire dès 1479. Et François Ier, qui revendique souvent son titre de "Roy Très Chrestien" face à son adversaire Charles Quint, n'hésite pas à pactiser avec les Ottomans pour prendre le Saint Empire (qui équivaut plus ou moins à l'Allemagne actuelle) à revers. Les relations entre les pays d'Europe et l'Empire ottoman ne sont jamais tout à fait apaisées : après la dernière grande bataille entre l'Empire ottoman et une coalition européenne menée par l'Espagne à Lépante, en 1571, la guerre ouverte fait place à une guerre de course, à des razzias sur des navires et à des attaques éclairs. Il n'en demeure pas moins qu'un fructueux commerce s'établit entre les deux côtés de la Méditerranée, et que des ambassades européennes se rendent régulièrement à Constantinople (aujourd'hui Istanbul).

 
   Difficile de dire, donc, que la culture turque est fondamentalement différente de la culture européenne, quand on voit à quel point l'Empire ottoman a pris place en Europe et les relations qu'il entretient avec elle. Bien plus, les Balkans, sous domination ottomane pendant plusieurs siècles, ont été influencées par la culture turque : par exemple, dans la Hongrie du XVIIIème siècle, les catholiques sont minoritaires (25% de la population), et on trouve de nombreux musulmans. C'est la même chose dans les pays de l'ancienne Yougoslavie. Il ne faut toutefois pas en conclure que les Ottomans ont mis en place une politique d'islamisation forcée dans les terres européennes. Les chrétiens, aussi bien en Orient qu'en Europe, ont le droit de pratiquer leur religion. Ils payent un impôt spécial et leur statut comporte en principe quelques interdits (comme porter des armes ou posséder des esclaves), mais ces interdits sont difficiles à mettre en place et les chrétiens jouissent donc d'une relative liberté.
   Les conversions à l'islam existent, évidemment. La plupart d'entre elles sont spontanées : il y a des conversions après plusieurs décennies de présence musulmane, mais aussi des conversions plus opportunistes (les anciens cadres de l'Empire byzantin se convertissent pour continuer à participer au pouvoir). Parfois, la victoire musulmane est vécue comme un signe divin : suite à la prise de Byzance, des religieuses chrétiennes se convertissent ainsi à l'islam ! Les conversions forcées existent toutefois : tous les trois ou sept ans, les Ottomans font des razzias d'enfants sur les côtes de la mer Egée. On appelle cela le devshirme. Ces enfants sont convertis à l'islam et élevés dans des écoles impériales. Ils constituent, paradoxalement, les plus fidèles serviteurs du sultan : certains deviennent janissaires (soldats d'élite de l'Empire ottoman), d'autres participent au pouvoir (c'est le cas de plusieurs grands vizirs, ou "premiers ministres", issus du devshirme). Jusqu'à la fin du XVIème siècle, on compte 200 000 conversions d'enfants suite au devshirme. Cette pratique décline puis disparaît au XVIIIème siècle, avec la fin de l'hégémonie ottomane.
   Les pèlerinages chrétiens en Terre Sainte, enfin, sont maintenus. Les chrétiens payent une sorte de taxe, en échange de laquelle les Ottomans les laissent accéder aux Lieux Saints et les protègent.
 
   Voilà pour un bref aperçu des relations entre l'Europe et l'Empire ottoman à l'époque moderne. Cet Empire ne prend fin qu'en 1923, même s'il est alors très réduit et domine beaucoup moins de territoires que quatre siècles plus tôt. Il reste toutefois difficile d'affirmer que la culture turque est radicalement différente de la culture européenne : le sud de l'Europe a longtemps été sous influence ottomane, des relations complexes existent depuis la fin du Moyen Âge. Je ne dis pas que la Turquie doit, ou ne doit pas, entrer dans l'Europe, mais simplement que l'argument culturel parfois utilisé n'est pas valable.


Sources :
   La plupart des informations ci-dessus sont tirées d'un cours que j'ai suivi en troisième année de licence d'histoire. Le cours, assuré par Sylvène Edouard, portait sur la Méditerranée entre chrétienté et islam du XVème au XVIIème siècle. Je me suis permis de reprendre certaines de ces informations. Quelques notations éparses proviennent de cours sur le XVIIIème ou sur le XIXème siècle.

Pour aller plus loin :
   Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II. Bien que déjà ancien (1949), ce livre est une somme incontournable pour qui s'intéresse à l'histoire de la Méditerranée dans la deuxième moitié du XVIème siècle. C'est cependant un ouvrage vraiment imposant, et je doute qu'il soit accessible à tous ! Je dois avouer que je n'ai pas eu le courage de le lire...
   Anecdote : Braudel a passé des années à compiler les archives et les notes pour écrire cet ouvrage. Mais il est fait prisonnier par les nazis en 1940. Il écrit donc son livre pendant sa captivité, en grande partie de tête, à partir de ce qu'il se souvenait avoir lu et appris. Assez incroyable !

3 septembre 2014

Être une femme à Sparte

        J'ai écrit hier un article sur la condition des femmes athéniennes via l'exemple d'Aspasie. Aujourd'hui, je me suis dit qu'il serait intéressant de comparer la situation d'Athènes avec celle de sa grande rivale, Sparte.

       Sparte, également appelée Lacédémone, est une cité du Péloponnèse, sur lequel elle a une influence considérable : elle contrôle tout le sud de la région. C’est une des cités les plus puissantes, à la fois militairement et démographiquement, de la Grèce classique. Outre sa puissance, Sparte se distingue des autres cités grecques par son organisation sociale : seule une partie des habitants de la cité, les homoioi (on peut traduire ce terme par « semblables »), possède la citoyenneté à part entière. Ces citoyens sont tournés uniquement vers la politique et la guerre, les guerriers spartiates étant considérés comme les meilleurs du monde grec. La production est assurée par l’équivalent de nos serfs médiévaux, les hilotes, ainsi que par les périèques. La société spartiate est donc fortement hiérarchisée mais, contrairement aux autres sociétés grecques, elle accorde une place plus importante aux femmes : les filles d'homoioi jouissent de droits étonnants dans le monde grec antique. Nous n'avons d'informations que sur ces aristocrates, c'est donc d'elles qu'il sera question dans les lignes à venir.
        Mon propos portera principalement sur la période grecque dite classique, c'est-à-dire les IVème et Vème siècles av. J.C.
        (Aveu : je recycle ici un bref exposé que j'ai fait en khâgne sur les femmes de Sparte. J'ai décidé de garder les titres et sous-titres, pour la clarté du propos.)


I.   L’éducation des jeunes filles spartiates : une exception dans le monde grec

1)      Une éducation physique presque identique à celle des jeunes hommes
C’est le législateur mythique de Sparte, Lycurgue, qui a rendu obligatoire l’éducation des jeunes citoyens, aussi bien garçons que filles ; cette éducation est prise en charge par la cité. Les jeunes filles s’entraînent à la course, à la lutte, à la gymnastique ; elles prennent part à des compétitions sportives dans lesquelles elles concourent presque nues, sous les yeux des garçons de leur âge. Contrairement aux jeunes hommes, elles ne sont pas astreintes à une nourriture frugale ; elles ont le droit de boire du vin, ce qui est rare pour une Grecque.
Le but de cette éducation physique, exceptionnelle chez les filles, est de produire des guerriers robustes : il s’agit d’entraîner la jeune femme à supporter les douleurs de la maternité et de la rendre forte afin que son enfant lui-même soit fort. C’est donc la perspective militaire et la puissance de la cité qui rendent nécessaire l’éducation physique des jeunes filles, même si cette éducation n’est pas elle-même militaire (c’est celle des jeunes hommes qui l’est).
Xénophon résume bien cela dans La Constitution des Lacédémoniens (I,3): « Par exemple, pour commencer par le commencement, considérons la procréation des enfants. Chez les autres, les jeunes filles qui sont destinées à être mères et qui passent pour être bien élevées se voient mesurer le pain et les viandes aussi strictement que possible ; quant au vin, elles s’en abstiennent entièrement ou le boivent coupé d’eau. Les autres Grecs veulent que les jeunes filles vivent comme la plupart des artisans, qui sont sédentaires, et qu'elles travaillent la laine entre quatre murs. Mais comment peut-on espérer que des femmes élevées de la sorte aient une magnifique progéniture ? Lycurgue, au contraire, pensa que les esclaves suffisaient à fournir les vêtements, et, jugeant que la grande affaire pour les femmes libres était la maternité, il commença par établir des exercices physiques pour les femmes, aussi bien que pour le sexe mâle ; puis il institua des courses et des épreuves de force entre les femmes comme entre les hommes, persuadé que si les deux sexes étaient vigoureux, ils auraient des rejetons plus robustes. » 

Degas, Jeunes Spartiates s'exerçant à la lutte (1860, National Gallery). Si le XIXème siècle a une tendance marquée à fantasmer l'Antiquité et le Moyen Âge, il semble que les peintres ne soient pas encore prêts à imaginer que des jeunes filles puissent s'exercer au sport complètement nues, et en présence de garçons. (source)

2)      Une éducation « artistique » et religieuse
Contrairement aux jeunes garçons, on initie beaucoup les jeunes filles spartiates aux lettres et à la musique : elles apprennent la musique, la danse et la poésie, afin de participer aux chœurs. Sur ce plan comme sur le plan physique, on encourage l’émulation : il y a des compétitions entre les chœurs de jeunes filles, et toutes sont en concurrence pour faire partie des douze qui chantent l’épithalame (chant de mariage) d’Hélène et de Ménélas. Cet apprentissage a pour but de former les jeunes filles à leur rôle religieux et de leur apprendre les valeurs civiques. Le rôle principal de la femme dans la vie publique de la cité est en effet de chanter et de danser dans les processions religieuses.
Hérodote, évoquant Gorgô (épouse du roi spartiate Léonidas - celui qu'on voit dans 300), nous dit que les femmes spartiates savent également lire et écrire. De même, Plutarque, dans ses Œuvres Morales, parle de lettres échangées entre les soldats et leur mère.
Il semble également que, comme leurs camarades masculins, les jeunes filles aient des relations homosexuelles avant leur mariage. Platon, dans Les Lois de Platon, critique les « amours contre-nature » des femmes (et des hommes) à Sparte ; Plutarque, dans la Vie de Lycurgue, nous apprend que « l’amour était si admis chez eux que les femmes de bien aimaient les jeunes filles. » Les Anciens rechignaient à parler des amours entre femmes, nous n’en savons donc pas plus. Il apparaît toutefois que, dès sa jeunesse, la jeune Spartiate bénéficie de droits immenses par rapport aux autres jeunes Grecques qui n’apprennent que les travaux domestiques, confinées dans leur oikos (maison).


II.   Mariage et maternité à Sparte

1)      Un mariage grec, mais avec des particularités
Le mariage spartiate se fait selon les mêmes procédures qu'à Athènes (échange entre hommes) : la mise au point d'un contrat de mariage, qu'on appelle l'ekdosis, nécessite la présence de témoins, à Athènes comme à Sparte. Plutarque affirme que Lycurgue a fait interdire la dot, mais Aristote, dans la Politique, critique les dots importantes des Spartiates : pour l’époque classique, il apparaît donc que les Spartiates aient été richement dotées. On pense que cette dot était composée de terres, pas d’argent, ce qui fait des femmes à marier un enjeu important dans une société où le kléros, la terre, a une importance capitale (elle est une des conditions pour être citoyen). Les femmes spartiates sont donc au cœur des stratégies matrimoniales.
Le mariage spartiate comporte quelques particularités. Tout d’abord, l’enlèvement de la jeune femme par son futur époux serait une sorte de « matérialisation rituelle de l’ekdosis » (Lévy) ; il est attesté par Hérodote et par Plutarque. Plutarque nous rapporte que la mariée était travestie : on lui coupait les cheveux et on l’habillait comme un homme. Le marié passait avec elle « un temps restreint » puis rejoignait ses camarades habituels pour dormir. L’homme vit d’ailleurs avec les autres hommes jusqu’à l’âge de 30 ans, même s’il est marié : il ne voit son épouse qu’en cachette. En revanche, après 30 ans, le mariage est obligatoire, sous peine de nombreuses brimades, toujours dans le but de favoriser la natalité d’une cité marquée par l’oliganthropie, le manque d’hommes (d’homoioi du moins) chronique.
Lorsque les parents d’une Spartiate meurent sans héritier, sa fille hérite des biens paternels et maternels et devient une patrouchos. Hérodote rapporte c’est aux rois de choisir le futur époux de la patrouchos, qui est normalement son plus proche parent. Mais il semble qu’il y ait plus de liberté à l’époque d’Aristote, et que les patrouchoi, surtout riches, soient très courtisées. Le système est donc ici à peu près le même que pour le reste de la Grèce, où les filles qui héritent de leurs parents, à défaut d'un héritier mâle, sont un enjeu important pour la cité.

2)      Des privilèges par rapport aux autres femmes grecques
Les Spartiates, même mariées, jouissent d’une grande liberté, qui contraste aussi bien avec celle des autres Grecques qu’avec celle de leur époux soumis à un strict contrôle de la part de la cité. Si la bigamie (mariage d'un homme à plusieurs femmes) est exceptionnelle, les femmes ont en revanche le droit de s’unir à deux hommes : un mari trop âgé peut avoir recours aux « services » d’un jeune homme pour que sa femme enfante et, inversement, un jeune homme ne désirant pas se marier mais avoir des enfants peut s’unir à une femme déjà mariée. Pourtant, ce n’est pas tant une liberté de mœurs qu’il convient de voir dans ces pratiques, mais toujours l’importance de la procréation pour pérenniser la cité. Cet attachement à la procréation explique certainement pourquoi l’adultère n’est pas puni par la loi à Sparte.
De plus, les femmes spartiates peuvent posséder des biens propres. Elles reçoivent peut-être, comme à Gortyne (une cité grecque de Crète), une part d’héritage. On a également la trace de femmes riches, comme Kyniska, la sœur du roi de Sparte Agésilas II, qui possède une écurie et triomphe à Olympie ; elle ne peut pas être une patrouchos, puisqu’elle a un frère, et ses richesses lui appartiennent dont en propre. Aristote condamne la possibilité pour les Spartiates de posséder des biens : il les taxe de cupidité.

                Ainsi, la femme à Sparte est un vecteur privilégié de la transmission des terres, et il lui arrive de posséder des biens : elle a une importance économique capitale. Associés à la nudité des concours auxquels elle participe, ces faits ne pouvaient qu’étonner les Anciens, qu’ils considèrent ce système comme un modèle (Xénophon) ou qu’ils le décrient (Aristote). Cette position particulière est à l’origine de tout un imaginaire, qui resta longtemps vivace, et qui constitue une projection des peurs des Grecs vis-à-vis des femmes, qui leur sont à la fois indispensables pour procréer, et inutiles dans la vie politique et militaire.


III.    La Spartiate, entre mythe et réalité pour les Anciens

1)      Le mythe : une femme « héroïque » et émancipée, ou débauchée et dominatrice
Le mythe de la femme spartiate peut être résumé par ces deux anecdotes de Plutarque, dans les Apophtegmes Lacédémoniens :

1. « A la question d’une Athénienne : ‘’Comment se fait-il que vous soyez les seules femmes, vous les Spartiates, à commander les hommes ?’’, elle [Gorgô] répondit : ‘’Parce que nous sommes aussi les seules à donner naissances à des hommes !’’ »

2. « Damatria avait appris que son fils s’était montré lâche et indigne d’elle : elle le tua quand il revint. Voici son épitaphe :
Damatrios avait contrevenu à nos lois, sa mère le tua,
Elle, la Spartiate, lui, le Spartiate. »

Ainsi, les épouses des homoioi seraient « plus spartiates que les homoioi eux-mêmes » (Lévy) pour certains : on les juge sur leurs enfants, il faut donc que ceux-ci soient des modèles. C’est  ce que souligne Plutarque avec l’expression « indigne d’elle ». Leur éducation sportive participe aussi de cette dureté affichée et renforce le mythe d’une femme forte, opposée à la mollesse des autres Grecques.
Pour d’autres, Aristote en tête, les femmes spartiates ne sont que des dévergondées qui courent nues devant les hommes et s’adonnent à la débauche. Dans Andromaque, Euripide rapporte d’ailleurs qu’Hélène est spartiate, et qu’elle « est partie avec un jouvenceau faire la fête en terre étrangère. » La liberté de mœurs des femmes à Sparte choquaient les Anciens, et ils l’ont amplifiée jusqu’à en faire une licence contre-nature, dans une volonté de dénigrement de la liberté des femmes en général et d’opposition à la puissance de Sparte.
Une dernière idée des Anciens concernant les femmes spartiates pourrait être appelée « théorie du complot » : les femmes, êtres mauvais par nature, prendraient la direction de la maison et des propriétés, ce qui leur permettrait de ruiner les citoyens. Platon souligne que le législateur de Sparte n’a pas daigné légiférer sur les femmes, et qu’il leur laisse donc une entière liberté. Les paroles de l’Athénienne dans l’apophtegme de Plutarque vont dans le même sens. Sparte n’est donc aux yeux de certains qu’une gynécocratie, dans laquelle les femmes s’arrogent le pouvoir par la ruse.

2)      La réalité : une femme plus libre que les autres, mais tout de même considérée comme inférieure à l’homme
La vie politique à Sparte est l’apanage des hommes, tout comme la guerre. Les femmes sont considérées, comme partout dans le monde grec, comme un fléau pour les hommes. Selon la légende, ce sont d’ailleurs les femmes elles-mêmes qui ont refusé les droits politiques de la part de Lycurgue. Mais elles font tout de même partie de la cité, à laquelle elles sont intégrées par leur éducation : elles participent notamment aux rites religieux et partagent les valeurs civiques de leurs concitoyens masculins.
Selon Jean-Pierre Vernant, si les femmes spartiates peuvent hériter et posséder, c’est parce qu’on leur laisse les basses motivations du foyer et de la vie privée, alors que l’homme est tourné vers la vie publique. Elles n’ont certes pas à s’occuper du tissage, comme le rappelle Xénophon, elles n’en restent pas moins des maîtresses de maison, qui ont à s’occuper de la domesticité et à éduquer les enfants de moins de sept ans. Il faut pourtant rappeler qu’avant que son mari ait 30 ans, la Spartiate gère seule les affaires de la maison, et que son mari est encore souvent en campagne par la suite. Lévy signale également que l’éducation des femmes favorise leur autonomie, et que la différence d’âge avec le mari étant moins grande qu’à Athènes, « les relations mari-femme ne tendent donc pas à se constituer sur le modèle père-fille. » L’épouse spartiate n’est donc pas sous l’emprise totale de son époux, elle a une part de libre-arbitre.
Pour ce qui est des mythes véhiculées par les Anciens, il ne faut pas les prendre à la lettre. L’héroïsme de la Spartiate qui pousse son fils au combat et ne craint personne est mis à mal par l’invasion thébaine qui suit la défaite de Leuctres (en -371) : les femmes s’enfuient et « caus[ent] plus de troubles que les ennemis » (Aristote). Le mythe de la licence effrénée est aussi faux, tout comme celui de la gynécocratie : ce sont les hommes qui décident de la politique, intérieure et extérieure.

Ainsi, les femmes spartiates jouissent d’une liberté bien supérieure à celle des autres femmes grecques, mais il ne faut pas imaginer qu’elles contrôlent la cité ou que leur condition est idéale. En réalité, elles ont certainement un rôle purement instrumental, celui de transmettre des terres et des richesses dont elles ne sont pas forcément propriétaires, puisque les femmes riches semblent être des exceptions.


Pour aller plus loin
   Sparte, Edmond Lévy (Seuil, Collection Points Histoire, 2003). Lévy consacre un chapitre aux femmes, sur lequel je me suis appuyée. Il envisage aussi la cité dans son ensemble. Je n'ai lu que le début de cet ouvrage, mais je pense qu'il est accessible à tous.

2 septembre 2014

Mais au fait, pourquoi Aspasie ?

   J'ai choisi de reprendre le nom d'une célèbre femme grecque de l'Antiquité pour ce blog, et je n'ai même pas pris le temps de vous la présenter. Sa biographie est admirable, d'autant plus qu'elle permet une plongée dans la société de l'Athènes du Vème siècle av. J.C.

   Si vous avez, comme moi, quelques vagues souvenirs du collège, vous vous souvenez peut-être que pour le brevet des collèges, on nous a fait apprendre que le Vème siècle av. J.C. était le "siècle de Périclès". On devrait plutôt parler du siècle de l'apogée d'Athènes : après avoir été l'artisan de la victoire contre les Perses lors des Guerres Médiques, Athènes est florissante. Selon Hansen, qui se base sur une estimation donnée par l'historien grec Thucydide, il y aurait 200 000 personnes à Athènes en -431, sans compter les esclaves et les métèques (résidents qui ne sont pas athéniens) pour lesquels nous n'avons aucune donnée. Etant donné que la plupart des cités grecques compte quelques centaines ou milliers d'individus, on peut qualifier Athènes de mégapole avant l'heure.
   Sur le plan culturel, le Vème siècle est aussi une période d'apogée. Les tragédies sont brillantes : c'est le temps de ceux que l'on appelle les Trois Tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide. La comédie n'est pas en reste car c'est à la fin du Vème siècle que sont écrites les premières pièces du génial Aristophane. Enfin, c'est l'âge de la naissance de la philosophie : Socrate naît au milieu du siècle et meurt avec lui (en -399).
   C'est dire s'il est réducteur de faire du Vème siècle athénien le siècle de Périclès uniquement. 
   
   Je ne vais pas m'attarder sur la carrière de Périclès, bien qu'elle soit tout à fait intéressante. Ce qui m'intéresse ici, c'est la vie et le rôle de sa compagne Aspasie (elle n'est cependant pas son épouse : Périclès est déjà marié, et il ne peut épouse une métèque). Se centrer sur Aspasie permet aussi de s'attarder sur la condition des femmes à Athènes à l'époque classique.
   Aspasie naît en Ionie, dans la cité de Milet, sur la côte ouest de la Turquie actuelle. L'Ionie est considérée par les Athéniens comme orientale, et elle suscite de nombreux fantasmes. Aspasie, quand elle s'installe à Athènes, est donc une étrangère. Elle est une hétaïre, une courtisane. Mais elle n'est pas seulement une prostituée de luxe : Aspasie tient à Athènes un brillant salon, qui est à la fois un bordel et un lieu de rencontre des grands esprits. On y trouve des clients aussi prestigieux que Socrate ou Périclès. Aspasie est admirée pour son intelligence, et c'est ce qui fait d'elle une femme si influente. Elle n'hésite pas à participer aux conversations philosophiques ou politiques, alors même que ce sont des domaines réputés exclusivement masculins. Elle est en outre une femme indépendante, ce qui choque énormément les Athéniens. 

J.L. Gérôme, Socrate venant chercher Alcibiade chez Aspasie (1861). Si ce tableau reflète les fantasmes du XIXème siècle sur Aspasie, il n'en montre pas moins deux des plus importants personnages de la cité athénienne, Alcibiade et Socrate, chez elle, signe de son influence. (source)
   
   Aspasie entretient un temps une relation avec Socrate, puis elle devient la compagne de Périclès, homme politique le plus éminent de la cité athénienne. Leur relation est désapprouvée par leurs contemporains. Le problème n'est pas que Périclès ait une maîtresse, mais qu'il ait avec elle un comportement jugé indécent et qu'il n'hésite pas à montrer son amour : il embrasse Aspasie en public, l'installe chez lui après avoir divorcé de son épouse légitime et, lorsque ses adversaires politiques font un procès à la belle hétaïre pour impiété, il n'hésite pas à implorer la pitié des juges et à pleurer devant le tribunal. Cette conduite est jugée inadmissible par les aristocrates d'Athènes, et c'est pourquoi beaucoup de sources (Platon et Aristophane entre autres) tendent à décrier Aspasie : Aristophane la rend responsable de la guerre du Péloponnèse.
   Périclès et Aspasie ont un fils, Périclès le Jeune. N'étant pas né de deux parents athéniens, celui-ci n'est pas citoyen athénien, en vertu d'un décret de -451 établi par Périclès lui-même. Néanmoins, lorsque Périclès perd ses deux fils légitimes lors de la peste de -429, il obtient que Périclès le Jeune soit reconnu légitime. 
   La perte de son compagnon en -429 n'empêche pas Aspasie de conserver son influence et son indépendance. Elle jette alors son dévolu sur un homme nommé Lysiclès, qu'elle place au premier plan de la vie politique d'Athènes.

   Aspasie est donc une femme qui a eu un rôle important à Athènes, et qui a su se faire une place dans un monde masculin qui voulait l'évincer. Car dans l'Athènes du Vème siècle, il n'y a rien de plus étonnant qu'une femme capable de s'émanciper. 
   Sans entrer dans le détail, la femme à Athènes n'est pas grand-chose : elle est la propriété de son père puis de son époux. Elle n'a aucune autonomie juridique ou légale. La femme idéale reste cloîtrée dans son oikos, sa maison. Elle ne sort que voilée et se marie jeune, dès 12-13 ans pour certaines. Le mariage est perçu par les riches Athéniens comme une contrainte civique : si on se marie, c'est avant tout pour donner des fils à la cité. De plus, comme le dit Pierre Brulé, le mariage est avant tout un contrat entre deux hommes, le père et le mari ; il implique un échange de richesses avec la dot, et suppose l'endogamie (on marie sa fille avec des hommes issus de la même classe sociale que soi). Dans le mariage, la femme a deux rôles : mettre au monde des enfants, si possible des garçons, et gérer la maison. L'homme, lui, est à l'extérieur, il s'occupe de politique (s'il est aristocrate du moins) alors que la femme est consignée à l'intérieur et au domaine du privé.
   Les Grecs craignent aussi la voracité sexuelle des femmes, qui finirait par affaiblir les hommes. La féminisation signifie l'amollissement, et les hommes qui fuient au combat sont souvent comparés à des eunuques ou à des femmes. La littérature médicale est très dure avec les femmes : ce sont des êtres faibles et mous. Les Grecs perçoivent une séparation radicale entre les deux sexes et vivent dans une société masculine, où l'homme adulte est le seul référent.
   
   Ce très rapide tableau permet de mettre en valeur la singularité d'Aspasie à son époque. Ce qui lui permet d'être aussi indépendante, c'est son statut de métèque : pour avoir des enfants légitimes, les aristocrates d'Athènes n'épousent que des aristocrates athéniennes. Aspasie ne rentre donc pas dans la catégorie des femmes "épousables" et, grâce à cela, peut échapper à la tutelle des hommes. Son intelligence remarquable lui permet aussi d'acquérir une véritable influence politique et de participer au rayonnement culturel de l'Athènes du Vème siècle.


   Pour aller plus loin, je vous conseille le livre de Pierre Brulé, sur lequel je me suis beaucoup appuyée pour écrire ce petit article : Les femmes grecques à l'époque classique (Hachette, 2006). C'est un livre très accessible, destinée aux non-historiens mais très riche. Pierre Brulé se penche sur la place des femmes dans le divin et dans l'épopée homérique, avant d'analyser le discours médical et ses filtres idéologiques, puis le mariage. Dans un dernier chapitre, il se penche sur les "femmes du dehors", les prostituées et les hétaïres. C'est dans cette partie qu'on trouve quelques pages sur Aspasie et sur une de ses homonymes devenue maîtresse du roi des Perses.