12 janvier 2015

Une histoire culturelle de la virginité

   Voici les notes que j'ai pu prendre sur ma dernière lecture historique : Virgins, a cultural history, d'Anke Bernau (Granta, 2007). J'ai traduit les titres et sous-titres, ainsi que les diverses citations issues du livre (que j'ai mise entre guillemets).

   En introduction, Anke Bernau s'interroge sur la définition de la notion de virginité : est-ce une identité physique ou une attitude ? La virginité masculine est-elle différente de la virginité féminine ? Pourquoi la virginité fascine-t-elle tant ? Peut-on la perdre plusieurs fois ? En Occident, la virginité a de nombreux sens différents. L'épithète vierge traduit un sens de l'inconnu (quand on parle de territoires vierges par exemple) et donc une idée de pureté, d'état originel intact ; mais cette pureté virginale est instable.

Chapitre I : « Je ne connais pas les vierges » [vision médicale de la virginité]

L'insaisissable hymen
   Il n'existe pas de critères définitoires précis de la virginité, qui n'est pas vérifiable par l'hymen, dont la présence ou l'absence est pourtant centrale dans l'identité sociale, sexuelle et personnelle d'une femme. L'hymen ne se rompt pas forcément au premier rapport et peut se rompre avant mais, dans la culture occidentale, il est le signe principal de virginité. Il n'est analysé qu'aux XVIè et XVIIè siècles, mais la virginité est déjà considérée comme une caractéristique physique au Moyen Âge. Chez les Anciens comme Soranus (IIè siècle), l'hymen est vu comme quelque chose de rare ou d'inexistant ; il est parfois mentionné sous un autre nom au Moyen Âge, et n'est qu'un signe de virginité parmi d'autres. Michel Savonarole, au XVè siècle, donne une description moderne de l'hymen, mais cette définition n'est pas universellement acceptée.

Les signes de la virginité
   Selon un livre de la fin du XIIIè siècle siècle, Women's secrets, les signes de la virginité sont des seins qui pointent vers le bas, la modestie, la pudeur, la peur, une démarche et un discours impeccables. On pense aussi que l'urine des vierges est plus claire et qu'elle fait un bruit différent à cause d'une plus grande pression du vagin.
   Un des signes les plus importants de virginité est le sang : saigner à la première pénétration est considéré comme une preuve, sans que l'on mette forcément ce saignement en lien avec l'hymen. On estime que le vagin des vierges est plus étroit et plus sensible, d'où le saignement ; la douleur est aussi considérée comme un signe. L'utérus des vierges est vu comme plus petit et moins flexible. 
   Les écrits médicaux prennent en compte des considérations religieuses, légendaires, populaires et scientifiques dans leur description de la virginité. Mais on ne possède aucune preuve véritablement fiable de la virginité, et on pense que les femmes peuvent manipuler ces signes, ce qui effraie les hommes.
   Pour beaucoup de médecins, de philosophes et de sages-femmes (mais pas pour les théologiens), la virginité est associée à la maladie, voire à la mort.

La virginité est-elle mauvaise ?
   Selon Galien, un médecin du IIè siècle dont la vision influence toute la médecine occidentale jusqu'au XVIIIè siècle, la bonne santé passe par la stabilité entre les différentes humeurs. Les humeurs peuvent être influencées par l'alimentation, le sommeil, l'exercice et l'activité sexuelle. Le corps des femmes étant plus froid et plus humide, selon la théorie des humeurs, que celui des hommes, on pense qu'elles sont plus faibles, plus enclines à la maladie et plus lubriques. Il est nécessaire, selon Galien, d'évacuer les humeurs par les purges, les selles, les menstruations et la semence (Galien estime que les femmes, comme les hommes, ont une semence) ; or, la vierge n'ayant pas de rapports sexuels qui lui permettent d'évacuer sa semence, celle-ci reste en elle et remonte dans son corps.
   Selon les médecins, les menstruations sont soit une purge soit un venin. La vierge est toxique car son corps évacue mal le sang épais des menstruations. L'histoire des vierges vénéneuses se répand à la fin du XIIIè siècle : la vierge vénéneuse tue par le poison le premier homme avec qui elle couche. 
   L'excès de sang chez la femme est associé à l'adolescence, à la virginité, et parfois à l'absence de grossesse. Cet excès peut blesser l'utérus s'il n'est pas évacué. L'utérus, jusqu'aux Lumières, est étroitement associé à la santé de la femme : c'est la capacité reproductive de la femme qui détermine sa nature, là où l'homme est déterminé par sa raison. Les femmes qui renient leur nature en restant vierges ou en évitant les rapports pendant longtemps s'exposent à de graves conséquences : rétention des mauvaises humeurs, errance de l'utérus dans le corps à cause du manque d'humidité (!), hystérie. Au XVIIè siècle, on pense que les vapeurs utérines affectent le cerveau, que l'état physique et l'état mental sont liés, en particulier chez les vierges et les veuves.
   Du XIIè au XIXè siècle, pour beaucoup de scientifiques, le sexe, c'est la santé. L'activité sexuelle permet la purge des liquides accumulés dans le corps des vierges et le réchauffement du corps froid de la femme. Le sexe étant seulement acceptable dans le cadre du mariage, on conseille aux jeunes filles de se marier tôt, pour éviter les conséquences sur leur santé. Aux vierges non mariées, Albert le Grand, au XIIIè siècle, conseille la masturbation. Mais à partir du XVIIè siècle, on craint la masturbation, qui élargirait le clitoris jusqu'à le rendre hermaphrodite. On pense parfois que les vierges et les abstinentes se masculinisent, qu'elles ont de la barbe et brouillent la frontière entre les sexes. On conseille parfois la stimulation du sexe des vierges par une sage-femme, pour faire sortir les excès de semences, mais on craint la sexualité féminine en dehors des canons hétérosexuels.
   Au XVIIIè siècle, on passe de l'idée que la virginité suscite des maladies à l'idée qu'une sexualité trop intense provoque des maladies. On ne croit plus que les femmes produisent une semence, et elles n'ont donc pas besoin de plaisir pour l'évacuer. A la période victorienne, on estime que le sexe est contraire à la nature de la femme, que c'est une épreuve déplaisante seulement nécessaire à la procréation. Les femmes qui ne répondent pas à leur nature de mère ou qui investissent un milieu réservé aux hommes sont perçues comme des viragos, on pense qu'elles resteront vierges car aucun homme ne voudra d'elles. A partir de cette époque, on idéalise donc davantage la chasteté que la virginité qui, lorsqu'elle est choisie, revient à nier la nature maternelle de la femme et à mettre en danger l'humanité.
   A la même époque, on porte une grande attention au phénomène du vagin non perforé : quand le vagin ne se « rompt » pas, cela retiendrait le sang et l'urine et causerait d'atroces douleurs, voire la mort. La rétention de sang peut être tellement forte, croit-on, que la vierge peut avoir l'air d'être enceinte. On retrouve ici la vieille idée selon laquelle il faut « ouvrir » la vierge pour rétablir sa santé et assurer la reproduction.
   Enfin, on a peur des femmes qui perdent leur virginité : pour Freud, les conséquences psychologiques de cette perte sont plus importantes que les conséquences physiques ; la femme aurait un désir de vengeance contre l'homme après la perte de sa virginité.

Restaurer la virginité : le marché de la chasteté
   Dans les années 1960-1970, la virginité est davantage perçue comme un fait social que comme un fait médical ; on ne la relie presque plus aux maladies. Mais la médecine perpétue des mythes sur la virginité, ce qui pousse des femmes du milieu du XXè siècle à demander à leur gynécologue de déchirer leur hymen pour avoir moins mal lors de la nuit de noces.
   La restauration de l'hymen montre la persistance d'un idéal virginal dans la culture occidentale. Cette chirurgie répond à une demande culturelle : elle n'est pas « médicale » car l'hymen ne remplit aucune fonction physiologique connue. Dans une optique occidentale, cette opération peut avoir un rôle humaniste : elle permettrait de sauver des femmes vouées à la mort dans les cultures où la virginité est primordiale lors du mariage. Dans le même temps, on condamne l'excision : l'hyménoplastie serait personnelle car la femme occidentale serait libre de ses choix, alors que l'excision serait culturelle. Mais l'idéalisation de la virginité, qui renvoie à des idées de jeunesse, de beauté et de désidérabilité, est aussi culturelle. D'autres opérations esthétiques visent à modifier les organes sexuels pour qu'ils ressemblent à ceux d'une jeune femme, d'une vierge, ce qui renvoie « au fantasme de l'innocence de l'adolescente nubile ».

Les momies vierges
   Entre le XVIè et le XVIIIè siècle, dans le cadre d'un grand commerce de momies, les momies de femmes vierges sont très prisées, on pense qu'elles sont bonnes pour la santé.


Chapitre II : « la rédemption du monde » [vision religieuse de la virginité]

Le corps et l'âme
   Dans la pensée chrétienne, rester vierge est la chose la plus difficile à faire ; la religion se pose en autorité suprême en matière de virginité. Le catholicisme médiéval (Jérôme, Ambroise) pense que la virginité est l'état le plus glorieux, surtout pour les femmes : elle est vue comme un trésor unique.
   Pour les penseurs chrétiens, la virginité physique est centrale, mais ce n'est pas le seul aspect : dans Holy Maidenhood (XIIIè siècle), si la vierge éprouve de la jalousie, c'est comme si elle se prostituait avec le démon. La perte de la virginité commence donc dans l'âme et s'achève dans le corps.
   Dans le monde séculier, la virginité permet de garantir la légitimité des enfants ; dans les ordres, la virginité est une identité propre, qui permet aux religieux-ses d'affirmer leur supériorité morale et spirituelle. La femme est liée à la chair, l'homme à l'esprit : la virginité améliore la femme, puisqu'elle la rend plus masculine (elle la pousse vers l'esprit et l'éloigne de la chair). Un motif récurrent est celui de la jeune fille qui se déguise en homme pour fuir le mariage et se consacrer au Christ, le plus souvent dans un couvent de moines ; on trouve aussi le motif des filles qui se défigurent pour échapper au mariage ; Wilgeforte est une vierge qui devient barbue pour échapper au désir des hommes.

Représentation moderne de sainte Wilgeforte (source).

   On a constamment peur du mensonge à propos de la virginité : on insiste ainsi sur le fait que les nonnes doivent être vigilantes car la perte de leur virginité affecte toute leur communauté (c'est pour cela que la religieuse de Watton est si durement punie). La nonne étant l'épouse du Christ, si elle a des relations sexuelles avec un homme, elle est adultère envers le Christ.
   Le Christ et la Vierge Marie sont des modèles de virginité. La virginité authentique est celle qui est consacrée à Dieu. Elle représente à la fois l'état d'avant le péché originel et la transformation du Nouveau Testament. La virginité a une nature sacrificielle, elle est une forme de martyre.

Vierges et épouses
   A partir du XIIè siècle, on contrôle davantage la sexualité ; la virginité, associée au spirituel, et le mariage, associé au monde, sont redéfinis l'un par rapport à l'autre. Les états acceptables pour une femme sont la virginité, le mariage (inférieur à la virginité) et le veuvage (qui traduit une repentance par rapport à la chair). Il est positif de renoncer au monde quand on connaît les désagréments du mariage. La virginité traduit aussi la supériorité de l'autorité de Dieu sur celle du père qui veut marier sa fille. Le vœu de virginité équivaut à un vœu de mariage, et l'épouse christique est plus parfaite que l'épouse humaine. Mais elle doit encore obéir aux hommes, comme elle obéit à Dieu.
   Selon Tertullien, les femmes, en particulier les vierges, doivent être voilées, pour ne pas échapper à l'autorité patriarcale. Ainsi, la vierge échappent aux tribulations du mariage mais n'a pas plus de liberté que les autres femmes.
   A partir du XIIè siècle, la vierge n'est plus perçue comme une virago qui rejette sa nature, mais comme l'épouse féminisée du Christ. Prendre la décision de rester vierge pour Dieu n'est pas censé être une décision purement individuelle, mais une grâce, ce qui rend ce choix précaire pour les protestants.

La virginité protestante
   Pour les protestants, les voeux de virginité sont difficiles à tenir, et combler ses besoins sexuels hors mariage est une insulte à la virginité et au mariage. Pour Luther, le mariage est un état universel, voulu par la nature. Les réformateurs ne s’en prennent pas à la virginité en tant que telle, mais aux abus qu’elle suscite et au fait que le catholicisme considère cet état comme le plus haut, notamment dans sa glorification de la Vierge Marie, qui représente au Moyen Âge toutes les femmes (mère, fille, femme, vierge). Selon Luther, trois types d’hommes sont exemptés de l’universelle injonction du mariage : les eunuques par naissance, les eunuques rendus tels par d’autres hommes, les eunuques qui se sont eux-mêmes mutilés par amour pour le royaume des cieux ; or ceux qui prononcent des vœux de célibat sont très rarement dans ces situations. Pour Calvin, le célibat et la virginité permettent une plus grande liberté individuelle pour contempler Dieu ; le mariage est une aide pour ceux qui ne peuvent rester chastes. La difficulté de rester vierge pour Dieu a pour conséquence la relégation aux marges des vierges chez les protestants ; l’injonction de chasteté pour les prêtres catholiques est vue comme une couverture de la luxure.
   Pour lutter contre les protestants, le concile catholique de Trente (1563) stipule que l'anathème doit être jeté sur celui qui pense que l’état de mariage est supérieur à l’état de virginité.
   Plus les affrontements entre catholiques et protestants sont forts, plus il y a de diffamation à propos des dogmes différents, notamment en ce qui concerne la Vierge Marie. La virginité devient politique. Celles qui restent vierges peuvent se consacrer à l’union eschatologique. Dans A Looking-Glasse for the Ranters (1653), on estime que les hommes ne doivent croître que spirituellement (et pas en nombre, comme le dit la Bible) : les vierges sont les seules qui peuvent porter le Christ en elles, elles sont les seules à accomplir véritablement le commandement ; ceux qui se livrent au péché de la chair sont exclus du royaume de Dieu car Dieu ne peut supporter ceux qui ne sont comme lui (Adam a été créé à son image, donc vierge).
   Les puritains refusent la vie monastique et clament la supériorité du mariage ; ils développent l’idée d’une conscience et d’un contrôle du corps, qui met l'accent sur l’individu. Mais des protestants admirent encore la virginité, notamment aux Etats-Unis. La virginité est donc perçue d'une manière ambiguë par les protestants.
   Au XIXè siècle, trois courants américains présentent des idéaux différents à propos de la sexualité et de l'amour, pour lutter contre la corruption du monde : les Mormons prônent la polygamie, la communauté d'Oneida l'amour libre et l'eugénisme, les Shakers le célibat et la virginité. Ces derniers pensent que Dieu est d’une nature à la fois mâle et femelle ; le célibat et la virginité sont vus comme des moyens de mieux faire participer les femmes à la vie religieuse (égalité hommes/femmes) ; la virginité exprime un idéal de self-control, la pureté mène à Dieu ; virginité et continence sont les signes d’un plus haut degré d’évolution et font partie de la nature humaine.
   Au XVIIIè siècle, on change de point de vue sur la femme, qui devient la responsable de la nature plus charnelle de l’homme, la gardienne de la famille, de la pureté et de la moralité de la nation. Il y a une désexualisation de la femme. On pense aussi que la femme ne prend pas de plaisir dans le sexe ; sa raison d’être, ce sont les enfants. La virginité qui dure engendre dès lors suspicion et dérision ; elle peut même être un danger pour la société patriarcale, puisque les vierges échappent au rôle social des femmes.

Une passion pour la pureté
   L’accent mis par les protestants sur le self-control et sur la virginité avant le mariage perdure au XXè siècle, et revient sur le devant de la scène. Les protestants critiquent une société corrompue, anarchique, qui remet en cause les règles régissant la société depuis des siècles. 
   Selon Carla A. Stephen, du fait de la dévalorisation de la virginité, les femmes ne sont plus conscientes de leur « vraie valeur ». Pour elle, la virginité est un mécanisme de défense contre la tentation  et donc un don de Dieu. Pour ceux qui ne peuvent lutter contre le désir, le mariage est la seule option. 
   Pour Harris (1997), le sexe avant le mariage va contre la volonté de Dieu et menace la relation maritale (car il engendre culpabilité et regret). Harris prône une virginité radicale, qui n’accepte aucune compromission physique ou morale (il faut renoncer aux romans et aux films d'amour, à certaines musiques et émissions qui donnent des idées fausses), et critique une société consumériste du tout, tout de suite. Il lie la virginité et l'économie : rester vierge avant le mariage est un signe de contrôle sur sa nature charnelle et sur sa vie entière, c'est donc aussi un signe de contrôle sur le plan socio-économique.
   Revolve, un magazine américain chrétien pour les jeunes filles, condamne clairement tout ce qui n'est pas la sexualité maritale et hétérosexuelle ; le sexe est montré comme un danger.
   La virginité suppose une claire division des genres et des rôles : la femme doit se protéger elle-même des désirs des hommes et doit protéger les hommes de la tentation qu'elle représente.
   Mais dans toutes ces perspectives, la virginité est un état passager, une « phase préparatoire » qui mène, aussi bien sur le plan physique que spirituel, au mariage.
   Pour les auteurs cités (Harris et Stephen), la virginité est à la fois physique et morale, elle n'est plus un état absolu. Anke Bernau cite la question d'une jeune fille à Revolve : « Jusqu'au puis-je aller sexuellement avant de n'être plus considérée comme pure ? » La réponse du magazine est la suivante : « Disons-le de cette manière : quelle quantité de caca de chien faut-il dans de la pâte à cookie pour gâcher toute la pâte ? » Cette vision est représentative de la vision protestante de la virginité aujourd'hui. 


Chapitre III : « un alphabet inconnu » [vision littéraire et cinématographique de la virginité]

Commencements
   Dans la culture occidentale, la virginité est très liée au récit et aux origines : « c'est le début de l'histoire, avant que tout n'aille mal ». La virginité est aussi une fin : les histoires de vierges mènent au mariage ou à la mort : la virginité excite le désir ou la peur selon qu'elle est associée à la vie ou à la mort. Il existe, en littérature, différents types de vierge (la vierge guerrière ou la vierge martyre, par exemple), qui ont des comportements différents voire contradictoires.

Le crayon et la page
   Certains auteurs, comme Milton, pensent qu’il faut être vierge ou chaste pour recevoir la vérité et la transcrire. Mais souvent, l’acte de création littéraire est comparé à une séduction de type sexuel : la page vierge n’a pas encore été touchée par l’homme ; le contact est un signe de possession de la part de l’homme → « la création est une défloration. » Dans le Roman de la Rose, la reproduction et l’écriture (qui symbolise la mémoire collective) assurent toutes deux la survie de l’espèce humaine : « l'écriture et le sexe sont faits par les hommes sur le corps des femmes ». Les vierges n’ont pas d’histoire avant l’homme, comme la page vierge avant l'arrivée de l'écrivain. L’histoire de Pygmalion, reprise à la fin du Roman de la Rose, est le parangon de cette idée : Pygmalion tombe amoureux de celle qu'il a créé, il est à la fois père et amant. Le pouvoir du père sur sa fille comme création est d'ailleurs un topos littéraire : dans Le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare, Hermia doit obéir à son père ; par le sexe et le mariage, elle passe de la possession de son père à celle de son amant/mari. Si le rôle du père a un peu changé dans la littérature contemporaine, la défloration est encore souvent représentée comme la prise de possession d'un homme sur un territoire vierge.
   Une grande partie de la littérature sur la virginité traite de sa perte, que ce soit par le viol, la séduction, l’amour, le mariage ou la mort ; séduire une vierge passe souvent par la ruse.
   L'auteur a du pouvoir sur la page vierge, mais aussi sur son lectorat vierge. Beaucoup de poèmes rappellent à la lectrice qu’elle ne sera pas jeune et désirable toute sa vie et la poussent à abandonner sa pudeur : le motif du carpe diem engage un jeu littéraire dans lequel on se demande si la jeune vierge va céder ou non. Les moralistes suspectent les histoires d’amour et de séduction de corrompre les jeunes lectrices trop influençables. Dans le Roman de la Rose, le narrateur dit que les jeunes filles, du fait de leur manque d’expérience et de leur ignorance des ruses des hommes, sont plus faciles à jouer que les vieilles femmes, qui reconnaissent la tromperie des hommes quand elles la voient.
   Le corps des vierges est une promesse de richesse et de fécondité pour qui l’obtient. La conquête de terres et l’exploitation des ressources sont comparées à de la séduction. L’innocence des vierges ne suffit pas à les défendre des complots des hommes ; elles doivent compter sur d’autres personnes pour les protéger selon Aaron Hill (1685-1750), puis remercier l’auteur qui leur a donné ces conseils. La vierge est sans défense et doit être protégée contre les hommes et contre son propre corps.
   Au XVIIIè siècle, on considère que le côté émotif et sensuel des femmes, associé à leur manque de raison, les rend plus vulnérables que les hommes aux messages licencieux des romans d’amour. Pour James Fordyce, les femmes qui apprécient cette littérature ne sont plus vierges en leur cœur : lire des romans et avoir des relations sexuelles participent d’une même trajectoire vers la perdition.
   On se trouve donc face à deux thèmes littéraires : celui de l'innocence de la vierge qui la rend vulnérable, et celui des artifices cachés de la vierge qui est associée, comme les autres femmes, à la tromperie et à la dissimulation.

Comment lire la virginité
   Du fait des idéaux chrétiens, la vierge est associée à la pureté et à l’honnêteté. Elle est souvent comparée à la lumière et à la blancheur. Elle représente un état d’avant le péché ; contrairement aux autres femmes, on peut lui faire confiance, car son cœur n’est pas encore touché par la duplicité. La vierge est « naturelle », elle n’use pas des artifices qui viennent avec l’expérience. Dans les romans contemporains, la jeune vierge rencontre souvent un homme riche, puissant et cynique, qui pense que les femmes ne recherchent que le profit ; la vierge, qui représente la simplicité, échappe à ces clichés et offre une rédemption à l’homme [Anke Bernau a écrit son livre avant la parution de Fifty Shades of Grey, mais le motif fonctionne parfaitement]. La vierge amène la possibilité d’une transformation, d’un changement de vie.
   La vérité d’un texte, au Moyen Âge, est voilée : or le voile est l’apanage de la femme, et il est associé à la fois à la chasteté et à la séduction, à la vérité et au danger. Pour le lecteur, trouver la vérité chez la femme et dans le texte pose des questions similaires. Selon les théoriciens médiévaux, pour comprendre un texte, il faut pénétrer son sens profond en laissant de côté les ornements rhétoriques ; de même, la « vérité » d’une vierge ne peut être connue qu’au moment où elle perd sa virginité. C’est paradoxal, puisque la vierge est une innocente d’avant le péché, mais elle s’ouvre au péché (et doublement, puisqu’elle est une femme). Le fait que la vierge soit à la fois innocente et attirante sexuellement est un thème littéraire récurrent, qu’on trouve aussi dans la pornographie : « la vierge et la putain se révèlent être les deux faces d'une même pièce » ; la vierge est toujours suspecte de devenir une putain, à moins qu’elle n’en soit déjà une dans son cœur. L’intérêt que peuvent porter certaines vierges aux artifices féminins est un signe de cette sexualité naissante : dans The Virgin Unmask’d (1709), Bernard Mandeville montre une jeune vierge qui devient consciente de son corps et use de ses charmes devant des hommes ; l’entrée dans l'âge adulte est associée aux artifices inhérents à la femme. « La virginité est l'idéal ultime de la beauté féminine, et pourtant sa perte est inévitable. » Si la vierge veut éviter de chuter, elle doit connaître le péril qu’elle affronte ; or, quand elle sait de quoi il s’agit, elle perd son innocence.
   Dans les textes, on blâme parfois les séducteurs, mais aussi les vierges qui se laissent prendre au jeu : la vierge est parfois responsable de son comportement et de celui de ses admirateurs : elle est en quelque sorte responsable du désir qu'elle éveille, et elle est toujours suspectée de participer de son plein gré à sa défloration. Dans Le conte du médecin de Chaucer, Virginia est une vierge parfaite, de corps et d’âme, mais elle subit les conséquences du désir du juge Appius pour elle : son père lui dit qu’elle n’a que deux choix, la mort ou le déshonneur. C’est le père lui-même qui tue sa fille (mais avec son consentement). L’histoire implique que si un homme désire une vierge, c’est que celle-ci n’est pas complètement innocente, il y a quelque chose en elle qui enflamme le désir. La mort est un moyen de placer la virginité et la foi de la vierge hors de cause.
   La réputation d’une femme est cruciale pour sa virginité : si une vierge entache sa réputation, elle est sur une pente qui mène directement à la perte de la virginité (d’autant que s’il y a des rumeurs sur la réputation d’une vierge, c’est qu’elle est en partie responsable : pas de fumée sans feu). Au Moyen Âge, même la Vierge Marie n’est pas exempte d’une réputation salie : dans un manuscrit du XVè siècle, une série d’histoires mettent en scène la Vierge, soupçonnée par des tiers de n’être pas vierge (Joseph l’accuse par exemple de l’avoir trompé puisqu’elle est enceinte alors qu’ils n’ont pas eu de rapport sexuel), mais elle est défendue par des interventions divines. 
   De nombreux textes médiévaux insistent sur la peur suscitées par les femmes qui se prétendent vierges : les vierges martyrs sont suspectes aux yeux de leurs persécuteurs. La virginité d’une femme doit être sans cesse prouvée, car elle est à la fois fragile et absolument nécessaire à sa réputation. La virginité est souvent testée à l’époque médiévale, dans les textes (seule une vierge peut approcher une licorne) ou dans l’histoire (Jeanne d’Arc). Une femme peut cependant tricher et flouer les tests de virginité.
   La réputation des hommes est affectée différemment : pour un homme, déflorer une femme peut avoir un impact positif sur sa réputation.

Une vierge et une licorne peintes par un disciple de Timoteo Viti (fin du XVè - début du XVIè siècle)

La défloration
   Dans beaucoup de textes de toutes les époques, la douleur et le saignement lors de la pénétration sont des signes de virginité. Mais ils ont leurs limites en tant que preuves : l’idée de la femme qui se refait une virginité est un thème littéraire récurrent.
   Dans Chasing Amy, un film de Kevin Smith (1997), une lesbienne et un homme discutent ; pour l’homme, la lesbienne est encore vierge. Il y a là une conception hétéro-sexiste de la virginité, dont la perte est conçue comme le privilège de l’homme.
   La virginité est une « marchandise » appréciée, quelle que soit la condition sociale de la vierge. La virginité est prisée car elle est une garantie d’absence de maladies vénériennes et permet la perpétuation de la lignée pour celui qui l’épouse (la vierge, en se mariant, peut aussi participer à la promotion sociale de son père).

Des vierges indépendantes
   La vision de la virginité comme une marchandise dont disposent les hommes est contrecarrée par une littérature – écrite principalement par des femmes – qui fait de la virginité un moyen de fuir une société patriarcale. Cette idée est souvent associée à une autre, selon laquelle la virginité est un prérequis pour les femmes écrivaines. Chez Jane Barker (XVIIè siècle), la virginité n’est pas un signe d’innocence : la vierge a la force de rester fidèle à sa virginité, qu’elle met sur le même plan que la vertu, l’amitié, l’obéissance au roi et à Dieu ; l’autrice lie explicitement la virginité et la recherche de la connaissance intellectuelle (alors que le verbe « connaître », chez les hommes qui parlent de la virginité, a un tout autre sens), qui est souvent une prérogative masculine. La virginité permet à la femme d’échapper aux contraintes de son corps et aux enfants pour se consacrer à la lecture et à l’écriture. À la même époque, Margaret Cavendish imagine une héroïne, lady Happy, qui hérite de son père, refuse de se marier et fonde un « couvent » accueillant des femmes vierges ; le couvent est ici un lieu de liberté dans lequel les femmes vivent loin des hommes. La virginité est perçue comme un « choix personnel émancipateur » permettant d’échapper aux attentes des hommes et de se consacrer à ce qui est d’ordinaire interdit aux femmes. Chez Chaucer, les vierges Zénobie et Emily vont à la chasse comme les hommes.  
   Mais les communautés féminines et les femmes militaires ne sont pas toujours louées, car elles vont contre l’idée que la femme appartient à un homme. « Les femmes qui se retirent de l'arène hétérosexuelle ou qui remettent en cause ses présupposés hiérarchiques deviennent la cible d'accusations : elles auraient un comportement contre-nature et pas féminin – des visions qui persistent dans la caricature de la butch, la féministe qui hait les hommes. » Au XIXè siècle, Henry Ellison considère les femmes qui demandent des droits, même si elles sont mariées, comme des « vierges folles », car elles n’ont pas compris ce qu’était la féminité. Même les auteurs qui présentent des femmes vierges et indépendantes les font se marier (c’est le cas de lady Happy, de Zénobie et d’Emily) : la liberté octroyée par la virginité doit être temporaire, les femmes ne doivent pas quitter la sphère domestique à laquelle on les confine.
   Les perceptions contradictoires de la virginité martiale ne sont jamais aussi perceptibles que dans le cas de Jeanne d’Arc, vue tour à tour comme une martyr, une patriote, une hystérique, une fanatique, une féministe et même comme une lesbienne. Pour ses soutiens, la virginité de Jeanne est la preuve que Dieu est de son côté ; pour ses détracteurs, elle n’est pas naturelle, certains la soupçonnent même de ne pas être une femme. La féminité sainte est pour certains une féminité monstrueuse. Même si la virginité de la Pucelle a été vérifiée de nombreuses fois, les Anglais ont suggéré qu’elle n’était pas vierge (ses vêtements masculins poussant à la promiscuité avec les hommes). Dans Henry VI de Shakespeare, Jeanne d’Arc rejette le pouvoir de son père et celui des hommes, elle renie les limites qui lui sont imposées par sa condition, elle pactise avec des démons et, pour différer son exécution, révèle sa grossesse (elle ne connaît pas le père car il y a trop de prétendants).

Étranges et contre-nature 
   La virginité est prisée, en tant que promesse de plaisir et de fertilité dans le mariage ; la vierge représente la vie car elle est jeune et innocente tout en ayant un fort potentiel sexuel. La vierge est donc à la fois innocente et sexualisée. Dans les romans contemporains, cette sexualité doit être réveillée par un homme à qui la vierge fait un « don ». La virginité prolongée est en revanche problématique, elle est un signe de la peur de vivre. Dès le XVIIè siècle, la virginité est parfois perçue comme problématique et dénigrée (on accuse les vierges de ne pas avoir trouvé quelqu’un ou d’être laides). Certains auteurs – des hommes – considèrent la virginité féminine comme quelque chose de gênant dont les femmes rêvent de se débarrasser. Ils critiquent les vieilles filles, stériles et frigides. Au XXè siècle, avec la libération sexuelle, ces vues s’associent à l’idée de soumission à un ordre bourgeois. 
   Dans de nombreux écrits, la virginité trop prolongée est une maladie, voire une forme de mort. Pour Robert Burton (1621), elle est un danger pour l’individu – homme ou femme – et pour la société car elle peut entraîner des vices (sodomie, masturbation, adultère, meurtre) et des maladies (folie). Le discours littéraire croise ici le discours médical : le remède à la maladie des vierges est le sexe. La virginité prolongée est synonyme de mort dans Le Songe d’une nuit d’été : la conséquence de la désobéissance d’Hermia à son père est soit la mort, soit une virginité éternelle. Les femmes qui restent en dehors du mariage et de la maternité sont supposées endurer le martyre. Chez Dickens (Grandes Espérances, 1861), miss Havisham est une vieille fille dont l’apparence trahit une jeunesse et une féminité frustrées : les insignes de la virginité sexualisée d’une jeune fille (fleurs, voile blanc, bijoux) deviennent grotesques sur cette vieille femme. 

Fins
   Le souvenir de la perte de la virginité nourrit tout un genre littéraire et cinématographique. Le narrateur de The Virgin Suicides insiste sur la mémoire. Cet aspect est en partie dû au fait que la virginité représente en Occident une série de frontières, entre l’innocence et l’expérience, l’enfance et l’âge adulte, l’homme et la femme, la vie et la mort. Dans The Virgin Suicides, les jeunes filles de l'histoire représentent les stéréotypes sur le mystère féminin, elles représentent tout ce qui est désirable et mystérieux dans la vie ; leur mort renforce ce sentiment. Submergées par ce que leur entourage projette sur elles, les filles deviennent des créatures semi-mythiques. Les sœurs meurent parce que l’état que leur mère leur impose est une forme de mort ; leur mort les fige dans un état virginal éternel qui nourrit le fantasme, le désir et la littérature.


Chapitre IV : « contraire au bien commun » [vision politique de la virginité]

Le corps politique
   Au Moyen Âge, on compare souvent la société à un corps dans lequel tous les organes doivent fonctionner en harmonie. Chaque membre (de la société ou du corps) a une place assignée par Dieu, et il ne doit pas la quitter. Dans ce cadre, le péché d’un membre de la société entache toute cette société ; aucun acte n’est vraiment individuel, car chaque individu est lié au reste. Le roi est la tête du corps social, et sa vertu est nécessaire au bon fonctionnement de la société ; on le juge notamment sur sa conduite sexuelle. 
   Le meilleur exemple de dirigeant chaste est Elizabeth Ière. Son statut de vierge lui permet de conserver un pouvoir qu’elle aurait dû céder à son mari en cas de mariage. Un député, parlant au nom du Parlement, dit un jour à la reine que le bien commun répugne à voir une princesse vivre comme une vestale. La reine répond qu’elle est déjà mariée au royaume d’Angleterre : elle est à la fois épouse de son royaume et mère de son peuple, et garde donc des qualités féminines. Le successeur d’Elizabeth, James Ier, joue sur un symbolisme virginal, mais se présente en homme viril qui va épouser sa jeune fiancée, l’Angleterre. 
   Quand une nation est symbolisée par une vierge, cela incite à une idée de pureté nationale : c'est le cas de Jeanne d’Arc, récupérée par le Front National dont les idées sur l’immigration et l’Holocauste révèlent le côté sombre du potentiel symbolique de la virginité. 

Elizabeth Ière vers 1583. Elle tient dans sa main un tamis, symbole de virginité. (source)

Les territoires vierges
   On compare souvent les paysages avec les femmes, notamment pour la fertilité. L’État américain de Virginie tient son nom de la reine vierge Elizabeth, mais le toponyme implique aussi que c’était une terre vierge avant l’arrivée des colons. Une terre vierge féconde doit être possédée, pour son propre bien : on montre la colonisation comme un acte charitable. Ces images de conquête et de séduction, dans lesquelles le paysage devient une femme désirable et sans défense, se retrouvent, dans une forme inversée, pour qualifier l'acte sexuel ou le viol : la femme violée, au XVIè siècle, est souvent comparé à un territoire attaqué. La violence sexuelle et la violence militaire sont décrites avec les mêmes mots (violer, assaillir…) car elles sont deux faces de la masculinité ; la violence masculine, en ce sens, peut à la fois protéger et détruire le corps social. 
   Au Moyen Âge et plus tard, le corps politique est représenté par un homme car l’homme est naturellement porté à commander, mais aussi parce qu’il est plus imperméable aux influences extérieures, là où la femme, qui peut être pénétrée, l’est moins. Le corps vierge est le corps imperméable par excellence, mais la femme reste vulnérable aux attaques de l’homme et est plus faible que lui. « Les vierges sont des territoires sociaux contestés » : l’homme veut épouser la jeune vierge, le père veut la garder sous sa coupe. 
   Dans le monde séculier, le corps d’une femme est directement lié à sa famille. La famille est un microcosme du royaume, avec le père à sa tête : le comportement de la femme et des enfants est le miroir du comportement du père (comme le comportement des sujets du roi est le reflet de celui du roi), surtout chez les protestants. Quand une jeune fille faute, elle déshonore sa famille mais aussi tous ceux qu’elle connaît : le corps de la vierge n’est pas le sien, il a une signification qui va bien au-delà d’elle. Pour Juan Vives (XVIè siècle), la perte de la virginité est entièrement de la faute de la femme, car aucun homme n’oserait prendre une chose qui a tant de prix. Il n’y a qu’un pas entre l’émasculation symbolique qu’une fille ou une femme apporte aux hommes de sa famille en fautant, et la punition imposée par les hommes de cette famille pour restaurer leur honneur. Vives donne l’exemple de frères qui tuent leur sœur, et de filles qui tuent leur amie. 

Le marché de la virginité 
   Le déshonneur de la « fille perdue » a des implications spirituelles, sociales, économiques et politiques. Le corps des femmes est central dans l’établissement ou le renforcement des alliances : en ce sens, une fille vierge est non seulement le reflet de la conduite de son père, mais elle est aussi un atout pour la politique de son père ; elle offre une garantie de légitimité à son époux dans le cadre de la primogéniture. Là où l’Église voit en la virginité un don de Dieu, le monde séculier la considère comme une marchandise utile politiquement. 
   La bourgeoisie de la fin du Moyen Âge veut garantir la légitimité de tous les enfants, pas seulement du premier : l’épouse doit avoir une conduite irréprochable. Dans les classes moyennes, la virginité est aussi un bien que l’on peut échanger. Mais beaucoup de jeunes femmes de la classe populaire ne se marient pas ; dans les villes, elles sont souvent pauvres et accusées de ne pas être chastes – parfois à raison (certaines se prostituent par exemple pour survivre, ou bien des servantes cèdent aux avances de leur maître). 
   Le rôle de la femme évolue avec les changements économiques du XVIIIè et XIXè siècle : la femme ne se mêle plus des affaires de la famille et se doit d’être oisive, ce qui est le signe du succès de son époux. Le train domestique repose sur les serviteurs ; les servantes, souvent pauvres, peuvent être la proie des avances sexuelles de leur maître. On assiste donc à une division entre les femmes riches et chastes et les femmes pauvres qui ne le sont pas. Jusqu’au XVIIIè siècle, on considère que les femmes sont plus demandeuses sexuellement que les hommes. Cela change au XVIIIè, lorsque l’on confine les femmes au domestique : on insiste sur la chasteté, considérée comme l’essence même de la féminité. La maternité est une valeur centrale, et la virginité est marginalisée : elle peut être un problème si elle dure trop longtemps. Dans l’Amérique protestante du XIXè siècle, la prostituée et la nonne dévient toutes deux de la norme (les protestants voient les couvents comme des lieux de péché, dans lesquelles les nonnes couchent avec les prêtres et tuent les enfants qui en résultent). La nonne et la prostituée, dans le monde protestant, affaiblissent le corps politique, l’une par son rejet du rôle de mère et d’épouse dévolue à la femme, l’autre en tant que destructrice de ménages et porteuse de maladies physiques et spirituelles. Les femmes qui ne sont pas chastes (alors qu’on pense que c’est dans leur nature) sont considérées comme perverties et contre-nature ; mais la virginité choisie est aussi perçue comme un rejet de la féminité et du rôle « naturel » de la femme.

La femme publique 
   Au XIXè siècle et au début du XXè, les femmes qui sortent du rôle strictement domestique sont vues comme outrepassant les limites de leur sexe : c’est particulièrement le cas de celles qui militent pour le droit des femmes, vues comme des menaces pour la société et pour l’essence même de la féminité. Le corps médical considère ces militantes comme des dangers pour la famille et la nation. L’éducation et le travail des femmes sont perçus comme des menaces pour la santé des femmes et, par extension, pour la survie de la race blanche et de la civilisation. En effet les femmes ont été associées, depuis le XVIIIè siècle, à l’idée de civilisation (elles éduquent leurs enfants et doivent civiliser leurs maris agressifs) ; les faire sortir de la sphère domestique revient à menacer la société. Dans les hautes classes de la société, il est de bon ton que les femmes soient éduquées, mais pas trop, car, selon les médecins, cela peut leur donner des défauts physiques et moraux qui leur font rejeter la maternité et la féminité. Des femmes trop éduquées feraient peur aux hommes, qui se rabattraient alors sur des prostituées ou épouseraient des femmes de moindre condition ; les femmes trop éduquées seraient moins fertiles et leurs enfants moins intelligents. Certains pensent que donner plus de droits aux femmes feraient retourner l’Occident dans un état de barbarie. De même, dans le monde médiéval, Jeanne d’Arc fait scandale car elle renverse les rôles genrés. 
   L’emphase mise sur le lien entre la maison et la modestie, la pudeur, fait qu’une simple apparition publique peut jeter le doute sur la moralité d’une femme : cf. l’expression « femme publique ». Au Moyen Âge, les femmes, qui pourtant gèrent une partie des affaires de la famille, ne sont pas autorisées à exercer une fonction publique. Quand elles revendiquent le droit d’investir la sphère publique au XIXè siècle, on les traite de viragos ou on les fait passer pour des femmes qui ne sont pas respectables. 
   Aujourd’hui, certains écrivent que le féminisme est allé trop loin et que la virginité est la solution au problème : pour Wendy Shalit, la disparition de la pudeur féminine (à cause du féminisme et de l’éducation sexuelle) a entraîné la recrudescence de la violence masculine envers les femmes ; selon elle, dans le passé, les femmes n’étaient pas harcelées sexuellement car elles étaient des dames respectables. Wendy Keller affirme que l’abstinence rend les femmes plus fortes. Ces deux autrices font partie d'une tradition qui voit la virginité et l'abstinence comme émancipatrices, car elles permettent aux femmes d'échapper aux demandes du sexe et du mariage hétérosexuels. Keller appelle les femmes à retourner à une pureté enfantine idéalisée au nom de l’émancipation. Le comportement des hommes est dû, selon ces deux autrices, aux nouvelles normes sexuelles et aux femmes.

La vierge et la loi : le cas du viol
    Dans les textes légaux, la virginité apparaît surtout dans sa relation avec le viol. La définition du viol varie : dans le droit romain, il signifie enlèvement. Dans l’Angleterre anglo-saxonne, le viol a une définition similaire à la nôtre. A partir du XIIè siècle, on confond de plus en plus le viol et l’enlèvement (qui peut aboutir à un viol) : on voit le viol comme un crime portant sur la propriété, dont la principale victime n’est pas la femme mais son père, son mari ou son entourage masculin. À partir de 1487, l’enlèvement (avec défloration ou pas) est plus puni que le viol en tant que tel. Pour l’Église, le viol d’une vierge est beaucoup plus odieux que celui d’une femme qui ne l’est pas. Pour certains, le mariage entre le violeur et la victime, si les deux parties acceptent, peut résoudre le problème. La qualification du viol dépend moins de l’acte perpétré que de la qualité de la victime ; la question du consentement ne se pose pas. Les théologiens se demandent cependant si une vierge violée, qui ne consent donc pas, peut toujours prétendre être vierge : pour Augustin, elle l’est encore, mais pour d’autres, il est difficile de croire une femme qui n’a pas résisté jusqu’au bout. Au XIXè siècle, on pense encore que s’il y a eu viol, c’est que la femme n’a pas assez résisté et donc qu’elle était en partie consentante. 
   Même quand le viol est punissable de mort, le violeur subit rarement cette peine ; le plus souvent, il octroie une compensation à la famille de la victime (du moins si celle-ci est puissante). La question de la réputation de la victime est centrale : si elle avait tendance à être proche des hommes, on l’accuse d’avoir enflammé le désir du violeur. C’est à la femme de prouver son innocence, et on excuse souvent l’expression du désir masculin. 
   Selon la médecine galénique, en vigueur jusqu’au XVIIIè siècle, la femme ne peut tomber enceinte que si elle jouit : on considère donc qu’une femme violée qui tombe enceinte est forcément consentante. Pour prouver son innocence et sa résistance, une femme doit en donner des preuves visibles (blessures). Si une femme violée veut prouver que le viol lui a fait perdre sa virginité, on l’interroge sur son passé. Évidemment, la parole des femmes est toujours suspecte : les femmes sont toujours suspectées de dénoncer un violeur pour masquer leur propre faute. La « vraie » victime de viol doit : être chaste ou vierge (une femme concupiscente ne peut pas être violée), dénoncer le crime peu de temps après qu’il soit arrivé, être violée dans un endroit isolé (sinon, elle doit crier et appeler à l’aide), avoir des témoins pour certifier sa version des faits et son bon comportement antérieur. 
   La législation ne devient plus favorable aux femmes que dans les années 1970, après la dénonciation par les féministes de lois protégeant davantage les violeurs que les victimes. Ce n’est qu’en 2000 que la loi anglaise interdit d’interroger, dans le cadre d’un procès pour viol, une femme sur son passé sexuel. Aujourd'hui encore, beaucoup de femmes hésitent à porter plainte car la police et la justice tendent à ne pas les croire et adhèrent aux mythes sur le viol.

Chapitre V : le futur de la virginité

Sexe et politique
   Le sexe et la politique partagent un lien avec le scandale et franchissent sans cesse la barrière entre le privé et le public. L’identité individuelle est aujourd’hui inséparable de l’identité sexuelle ; mais si le choix individuel est au cœur de l’idée capitaliste, ceux qui ne se conforment pas au modèle dominant risquent la discrimination, voire la persécution. La sexualité est toujours liée au corps politique et à la loi. Les nombreux changements (techniques, sociaux…) du XIXè siècle ont introduit des débats sur la pureté sociale et la morale publique. La famille et la religion sont avancées comme remèdes au « chaos sexuel ». Les actes sexuels ne sont pas privés, ils ont un rapport avec le bien commun : au XIXè siècle, on craint par exemple les maladies vénériennes et la baisse de la natalité. Des mouvements complexes se créent qui, s’ils ne s’intéressent pas tellement à la virginité, insistent sur la chasteté. L’expression « pureté sociale » montre qu’on s’intéresse à la pureté des individus mais aussi à celle du corps social. L’éducation sexuelle est un débat central. Des conservateurs ont affirmé que, dans les années 1960-1970, il y a eu un tournant dans les « valeurs traditionnelles » qui régissent le comportement sexuel ; mais la virginité reste une forme d’identité, et sa perte un rite de passage (même si on la considère comme embarrassante à partir des années 1980-1990). Les « virginity movements » sont de plus en plus puissants politiquement aux États-Unis, où l’administration Bush a versé des millions de dollars dans l’éducation à l’abstinence à l’école. Les militants de ces mouvements pensent que les vierges ont une meilleure santé mentale, une meilleure confiance en elles, qu’elles sont plus indépendantes et donc plus à même de réussir socialement et économiquement. 

Enseigner l'innocence
   Pour ses partisans américains, l'éducation sexuelle par l'abstinence représente un triomphe des valeurs. L’abstinence est vue comme un enjeu de santé publique, pas uniquement de morale privée ; c’est aussi une réponse à des problèmes sociaux, comme le comportement des adolescents (grossesses adolescentes, avortement, MST, sida). Les partisans de ce mouvement perçoivent la famille et le mariage hétérosexuel comme le seul lieu d’expression légitime de la sexualité. Selon un magazine chrétien britannique, le sexe en dehors du mariage est un mensonge, il peut causer la dépression et « la plupart des gens préfèrent quelque chose de neuf à quelque chose de déjà utilisé. » Le débat sur l’éducation à l'abstinence est une manifestation de la guerre culturelle entre la droite religieuse américaine et la gauche progressiste. 

La naissance du mouvement
   Le « chastity movement » naît aux Etats-Unis en 1981, quand le sénateur républicain de l’Alabama vise l’avortement et la sexualité adolescente dans son Adolescent Family Life Act et promeut la chasteté. D’abord ridiculisé, le mouvement prend de l’ampleur et, en 1997, le gouvernement décide de financer l’éducation à l’abstinence (terme qui remplace le trop religieux « chasteté »). Les démocrates sont aussi concernés : en 1994, Clinton fait une campagne de 400 millions de dollars contre les grossesses adolescentes, qui fait de la virginité un enjeu de santé publique. En 2004, 138 millions de dollars ont été dépensés pour promouvoir l’abstinence jusqu’au mariage. Mais de nombreuses études montrent que les brochures prônant l’abstinence sont biaisées : en 2004, sur les 13 programmes les plus utilisés aux Etats-Unis, seuls 2 ne présentaient pas une information déformée. 
   Il n’existe aucune opposition structurée pour promouvoir une autre éducation sexuelle. Les opposants à l’éducation sexuelle pensent que cela pousse les adolescents à avoir des relations sexuelles plus jeunes. Ils présentent la perte de la virginité dans le mariage comme une expérience belle et émouvante car un lien s’est créé entre les deux partenaires. Les partisans de l’éducation à l’abstinence font un parallèle entre le sexe occasionnel et la drogue (addiction, conséquences sanitaires) : ils laissent entendre que le sexe est dangereux. Leurs opposants les accusent d’entretenir la peur parmi les adolescents. 
   L’éducation à l’abstinence a aussi des aspects raciaux : ses partisans lient le nombre de mères seules parmi les populations noires avec le taux de criminalité, sans s’interroger sur les facteurs de pauvreté et d'exclusion. Les puritains insistent sur la responsabilité individuelle davantage que sur les déterminismes sociaux.
   Les partisans de l’abstinence accusent la culture qui « glamourise » le sexe de faire baisser l’influence des parents sur le comportement de leurs enfants. « Insister sur l'abstinence, c'est non seulement traiter les jeunes adultes avec condescendance, mais aussi essayer d'empêcher leur indépendance, d'arrêter leur développement dans un état d'innocence imaginaire. » 

Demain, l'abstinence ?
   Dans une étude de 2001, on constate que les jeunes Américain-e-s qui font un vœu de virginité commencent leur activité sexuelle en moyenne 18 mois après les autres jeunes, que leurs vœux de chasteté ne fonctionne que si moins de 30% des étudiants ont fait ce vœu (afin de créer une identité commune), et que les « jureurs » sont moins susceptibles d’employer la contraception. Ce que les gens pensent de l’éducation à l’abstinence aux USA dépend beaucoup de leurs sources d’information : selon une étude, les journaux de 1987 à 2001 tendent à donner une image positive des vœux de chasteté. 
   Les lobbys politiques ou religieux prônant l’abstinence ont un grand pouvoir aux États-Unis, mais aussi à l’internationale. Ils promeuvent la famille « traditionnelle » et l’abstinence et luttent contre l’avortement. Depuis 2004, 133 millions de dollars sont dépensés chaque année par le gouvernement américain pour promouvoir l’éducation à l’abstinence jusqu’au mariage en Afrique et dans les Caraïbes. 
   Mais la virginité et l’abstinence ne sont jamais définies par ces mouvements. Qu’en est-il du sexe anal ou oral, du sexe homosexuel ? Il s’avère que les jeunes ont tendance à redéfinir la virginité, sans abandonner le concept en tant que tel. 
   L’adolescence, vue en Occident comme un état de transition, effraie autant que la virginité : comme la vierge, l’adolescent est inconnu et imprévisible. C’est dans les débats sur la sexualité adolescente qu’a rejailli le concept de virginité.



Critiques personnelles
   J'ai beaucoup aimé le livre et j'y ai appris des choses fort intéressantes, mais je regrette son aspect thématique : l'autrice ne prend que peu en compte la chronologie, elle peut passer du XIXè siècle au Moyen Âge sans problème. Cela rend plus difficile la synthèse au sein d'une époque et donne une certaine idée d'uniformisation, alors que le Moyen Âge et le XIXè siècle ont évidemment des conceptions différentes de la virginité. Le plan thématique pousse parfois Anke Bernau à se répéter : la vision religieuse ou médicale influence la vision littéraire et politique, et inversement. Je ne suis pas sûre qu'il soit judicieux de les séparer totalement.
   D'autre part, Anke Bernau nous propose une vision de la virginité en Occident, mais se concentre essentiellement sur le Royaume-Uni et les Etats-Unis, ce que je trouve un peu dommage.
   Enfin, j'ai trouvé que l'autrice insistait trop peu sur l'aspect genré du sujet : le discours sur la virginité est en grande partie un discours sur les femmes faits par et pour des hommes : qu'est-ce que cela implique ? Dans la même perspective, j'aurais aussi apprécié qu'Anke Bernau évoque les présupposés concernant la virginité masculine, même si elle préoccupe beaucoup moins les auteurs.
   Malgré ces quelques points, j'ai trouvé cette synthèse très pertinente, d'autant qu'Anke Bernau n'hésite pas à introduire des concepts féministes (comme l'empowerment, que j'ai traduit ici par émancipation), ce qui me semble tout à fait approprié dans une étude sur les femmes.