J'ai écrit hier un article sur la condition des femmes athéniennes via l'exemple d'Aspasie. Aujourd'hui, je me suis dit qu'il serait intéressant de comparer la situation d'Athènes avec celle de sa grande rivale, Sparte.
Sparte, également
appelée Lacédémone, est une cité du Péloponnèse, sur lequel elle a une
influence considérable : elle contrôle tout le sud de la région. C’est
une des cités les plus puissantes, à la fois militairement et
démographiquement, de la Grèce classique. Outre sa puissance, Sparte se
distingue des autres cités grecques par son organisation sociale : seule
une partie des habitants de la cité, les homoioi (on peut traduire ce terme par
« semblables »), possède la citoyenneté à part entière. Ces citoyens sont
tournés uniquement vers la politique et la guerre, les guerriers spartiates
étant considérés comme les meilleurs du monde grec. La production est
assurée par l’équivalent de nos serfs médiévaux, les hilotes, ainsi que par les
périèques. La société spartiate est donc fortement hiérarchisée mais,
contrairement aux autres sociétés grecques, elle accorde une place plus
importante aux femmes : les filles d'homoioi jouissent de droits étonnants dans le monde grec antique. Nous n'avons d'informations que sur ces aristocrates, c'est donc d'elles qu'il sera question dans les lignes à venir.
Mon propos portera principalement sur la période grecque dite classique, c'est-à-dire les IVème et Vème siècles av. J.C.
(Aveu : je recycle ici un bref exposé que j'ai fait en khâgne sur les femmes de Sparte. J'ai décidé de garder les titres et sous-titres, pour la clarté du propos.)
I. L’éducation des jeunes filles spartiates : une
exception dans le monde grec
1)
Une
éducation physique presque identique à celle des jeunes hommes
C’est le
législateur mythique de Sparte, Lycurgue, qui a rendu obligatoire l’éducation
des jeunes citoyens, aussi bien garçons que filles ; cette éducation est
prise en charge par la cité. Les jeunes filles s’entraînent à la
course, à la lutte, à la gymnastique ; elles prennent part à des compétitions
sportives dans lesquelles elles concourent presque nues, sous les yeux des
garçons de leur âge. Contrairement aux jeunes hommes, elles ne sont pas
astreintes à une nourriture frugale ; elles ont le droit de boire du vin,
ce qui est rare pour une Grecque.
Le but de
cette éducation physique, exceptionnelle chez les filles, est de produire des
guerriers robustes : il s’agit d’entraîner la jeune femme à supporter les
douleurs de la maternité et de la rendre forte afin que son enfant lui-même
soit fort. C’est donc la perspective militaire et la puissance de la cité qui
rendent nécessaire l’éducation physique des jeunes filles, même si cette
éducation n’est pas elle-même militaire (c’est celle des jeunes hommes qui
l’est).
Xénophon
résume bien cela dans La Constitution des
Lacédémoniens (I,3): « Par exemple, pour commencer par le
commencement, considérons la procréation des enfants. Chez les autres, les
jeunes filles qui sont destinées à être mères et qui passent pour être bien
élevées se voient mesurer le pain et les viandes aussi strictement que
possible ; quant au vin, elles s’en abstiennent entièrement ou le boivent
coupé d’eau. Les autres Grecs veulent que les jeunes
filles vivent comme la plupart des artisans, qui sont sédentaires, et qu'elles
travaillent la laine entre quatre murs. Mais comment peut-on espérer que des
femmes élevées de la sorte aient une magnifique progéniture ? Lycurgue, au
contraire, pensa que les esclaves suffisaient à fournir les vêtements, et,
jugeant que la grande affaire pour les femmes libres était la maternité, il
commença par établir des exercices physiques pour les femmes, aussi bien que
pour le sexe mâle ; puis il institua des courses et des épreuves de force entre
les femmes comme entre les hommes, persuadé que si les deux sexes étaient
vigoureux, ils auraient des rejetons plus robustes. »
Degas, Jeunes Spartiates s'exerçant à la lutte (1860, National Gallery). Si le XIXème siècle a une tendance marquée à fantasmer l'Antiquité et le Moyen Âge, il semble que les peintres ne soient pas encore prêts à imaginer que des jeunes filles puissent s'exercer au sport complètement nues, et en présence de garçons. (source)
2)
Une
éducation « artistique » et religieuse
Contrairement
aux jeunes garçons, on initie beaucoup les jeunes filles spartiates aux lettres
et à la musique : elles apprennent la musique, la danse et la poésie, afin
de participer aux chœurs. Sur ce plan comme sur le plan physique, on encourage
l’émulation : il y a des compétitions entre les chœurs de jeunes filles,
et toutes sont en concurrence pour faire partie des douze qui chantent
l’épithalame (chant de mariage) d’Hélène et de Ménélas. Cet
apprentissage a pour but de former les jeunes filles à leur rôle religieux et
de leur apprendre les valeurs civiques. Le rôle principal de la femme dans la
vie publique de la cité est en effet de chanter et de danser dans les processions religieuses.
Hérodote,
évoquant Gorgô (épouse du roi spartiate Léonidas - celui qu'on voit dans 300), nous dit que les femmes
spartiates savent également lire et écrire. De même, Plutarque, dans ses Œuvres Morales, parle de lettres
échangées entre les soldats et leur mère.
Il semble
également que, comme leurs camarades masculins, les jeunes filles aient des
relations homosexuelles avant leur mariage. Platon, dans Les Lois de Platon, critique les « amours
contre-nature » des femmes (et des hommes) à Sparte ; Plutarque, dans
la Vie de Lycurgue, nous apprend que
« l’amour était si admis chez eux que les femmes de bien aimaient les
jeunes filles. » Les Anciens rechignaient à parler des amours entre
femmes, nous n’en savons donc pas plus. Il apparaît toutefois que, dès sa
jeunesse, la jeune Spartiate bénéficie de droits immenses par rapport aux
autres jeunes Grecques qui n’apprennent que les travaux domestiques, confinées dans leur oikos (maison).
II. Mariage et maternité à Sparte
1)
Un
mariage grec, mais avec des particularités
Le mariage spartiate se fait selon les mêmes procédures qu'à Athènes (échange entre hommes) : la mise au point d'un contrat de mariage, qu'on appelle l'ekdosis, nécessite la présence de témoins, à Athènes comme à Sparte. Plutarque affirme que Lycurgue a fait
interdire la dot, mais Aristote, dans la Politique,
critique les dots importantes des Spartiates : pour l’époque classique, il
apparaît donc que les Spartiates aient été richement dotées. On pense que cette dot était composée de terres, pas d’argent, ce qui fait des
femmes à marier un enjeu important dans une société où le kléros, la terre, a une importance capitale (elle est une des
conditions pour être citoyen). Les femmes spartiates sont donc au cœur des
stratégies matrimoniales.
Le mariage
spartiate comporte quelques particularités. Tout d’abord, l’enlèvement de la
jeune femme par son futur époux serait une sorte de « matérialisation
rituelle de l’ekdosis » (Lévy) ; il est attesté par Hérodote et par Plutarque. Plutarque nous rapporte que la
mariée était travestie : on lui coupait les cheveux et on l’habillait
comme un homme. Le marié passait avec elle « un temps restreint »
puis rejoignait ses camarades habituels pour dormir. L’homme vit d’ailleurs
avec les autres hommes jusqu’à l’âge de 30 ans, même s’il est marié : il
ne voit son épouse qu’en cachette. En revanche, après 30 ans, le mariage est
obligatoire, sous peine de nombreuses brimades, toujours dans le but de
favoriser la natalité d’une cité marquée par l’oliganthropie, le manque
d’hommes (d’homoioi du moins) chronique.
Lorsque les
parents d’une Spartiate meurent sans héritier, sa fille hérite des biens
paternels et maternels et devient une patrouchos. Hérodote rapporte c’est aux rois de choisir
le futur époux de la patrouchos, qui
est normalement son plus proche parent. Mais il semble qu’il y ait plus de
liberté à l’époque d’Aristote, et que les patrouchoi,
surtout riches, soient très courtisées. Le système est donc ici à peu près le
même que pour le reste de la Grèce, où les filles qui héritent de leurs parents, à défaut d'un héritier mâle, sont un enjeu important pour la cité.
2)
Des
privilèges par rapport aux autres femmes grecques
Les Spartiates, même mariées, jouissent d’une grande liberté, qui
contraste aussi bien avec celle des autres Grecques qu’avec celle de leur époux
soumis à un strict contrôle de la part de la cité. Si la bigamie (mariage d'un homme à plusieurs femmes) est exceptionnelle, les
femmes ont en revanche le droit de s’unir à deux hommes : un mari trop âgé
peut avoir recours aux « services » d’un jeune homme pour que sa
femme enfante et, inversement, un jeune homme ne désirant pas se marier mais
avoir des enfants peut s’unir à une femme déjà mariée. Pourtant, ce n’est pas
tant une liberté de mœurs qu’il convient de voir dans ces pratiques, mais
toujours l’importance de la procréation pour pérenniser la cité. Cet
attachement à la procréation explique certainement pourquoi l’adultère n’est
pas puni par la loi à Sparte.
De plus,
les femmes spartiates peuvent posséder des biens propres. Elles reçoivent
peut-être, comme à Gortyne (une cité grecque de Crète), une part d’héritage. On a également la trace de
femmes riches, comme Kyniska, la sœur du roi de Sparte Agésilas II, qui possède une écurie
et triomphe à Olympie ; elle ne peut pas être une patrouchos, puisqu’elle a un frère, et
ses richesses lui appartiennent dont en propre. Aristote condamne la
possibilité pour les Spartiates de posséder des biens : il les taxe de cupidité.
Ainsi, la femme à Sparte est un vecteur privilégié de
la transmission des terres, et il lui arrive de posséder des biens : elle
a une importance économique capitale. Associés à la nudité des concours
auxquels elle participe, ces faits ne pouvaient qu’étonner les Anciens, qu’ils
considèrent ce système comme un modèle (Xénophon) ou qu’ils le décrient
(Aristote). Cette position particulière est à l’origine de tout un imaginaire, qui resta
longtemps vivace, et qui constitue une projection des peurs des Grecs vis-à-vis
des femmes, qui leur sont à la fois indispensables pour procréer, et inutiles
dans la vie politique et militaire.
III. La Spartiate, entre mythe et réalité pour les Anciens
1)
Le
mythe : une femme « héroïque » et émancipée, ou débauchée et
dominatrice
Le mythe
de la femme spartiate peut être résumé par ces deux anecdotes de Plutarque,
dans les Apophtegmes Lacédémoniens :
1. « A
la question d’une Athénienne : ‘’Comment se fait-il que vous soyez les
seules femmes, vous les Spartiates, à commander les hommes ?’’, elle
[Gorgô] répondit : ‘’Parce que nous sommes aussi les seules à donner
naissances à des hommes !’’ »
2. « Damatria
avait appris que son fils s’était montré lâche et indigne d’elle : elle le
tua quand il revint. Voici son épitaphe :
Damatrios
avait contrevenu à nos lois, sa mère le tua,
Elle, la
Spartiate, lui, le Spartiate. »
Ainsi, les
épouses des homoioi seraient « plus spartiates que les homoioi eux-mêmes »
(Lévy) pour certains : on les juge sur leurs enfants, il faut donc
que ceux-ci soient des modèles. C’est ce que souligne Plutarque avec
l’expression « indigne d’elle ». Leur éducation sportive participe
aussi de cette dureté affichée et renforce le mythe d’une femme forte, opposée
à la mollesse des autres Grecques.
Pour
d’autres, Aristote en tête, les femmes spartiates ne sont que des dévergondées
qui courent nues devant les hommes et s’adonnent à la débauche. Dans Andromaque, Euripide rapporte d’ailleurs
qu’Hélène est spartiate, et qu’elle « est partie avec un jouvenceau faire
la fête en terre étrangère. » La liberté de mœurs des femmes à Sparte
choquaient les Anciens, et ils l’ont amplifiée jusqu’à en faire une licence
contre-nature, dans une volonté de dénigrement de la liberté des femmes en
général et d’opposition à la puissance de Sparte.
Une
dernière idée des Anciens concernant les femmes spartiates pourrait être
appelée « théorie du complot » : les femmes, êtres mauvais par nature,
prendraient la direction de la maison et des propriétés, ce qui leur
permettrait de ruiner les citoyens. Platon souligne que le législateur de
Sparte n’a pas daigné légiférer sur les femmes, et qu’il leur laisse donc une
entière liberté. Les paroles de l’Athénienne dans l’apophtegme de Plutarque vont
dans le même sens. Sparte n’est donc aux yeux de certains qu’une gynécocratie,
dans laquelle les femmes s’arrogent le pouvoir par la ruse.
2)
La
réalité : une femme plus libre que les autres, mais tout de même
considérée comme inférieure à l’homme
La vie
politique à Sparte est l’apanage des hommes, tout comme la guerre. Les
femmes sont considérées, comme partout dans le monde grec, comme un fléau pour
les hommes. Selon la légende, ce sont d’ailleurs les femmes elles-mêmes qui ont
refusé les droits politiques de la part de Lycurgue. Mais elles font tout de
même partie de la cité, à laquelle elles sont intégrées par leur éducation :
elles participent notamment aux rites religieux et partagent les valeurs
civiques de leurs concitoyens masculins.
Selon
Jean-Pierre Vernant, si les femmes spartiates peuvent hériter et posséder,
c’est parce qu’on leur laisse les basses motivations du foyer et de la vie
privée, alors que l’homme est tourné vers la vie publique. Elles n’ont certes
pas à s’occuper du tissage, comme le rappelle Xénophon, elles n’en
restent pas moins des maîtresses de maison, qui ont à s’occuper de la
domesticité et à éduquer les enfants de moins de sept ans. Il faut pourtant
rappeler qu’avant que son mari ait 30 ans, la Spartiate gère seule les affaires
de la maison, et que son mari est encore souvent en campagne par la suite. Lévy
signale également que l’éducation des femmes favorise leur autonomie, et
que la différence d’âge avec le mari étant moins grande qu’à Athènes,
« les relations mari-femme ne tendent donc pas à se constituer sur le
modèle père-fille. » L’épouse spartiate n’est donc pas sous l’emprise
totale de son époux, elle a une part de libre-arbitre.
Pour ce
qui est des mythes véhiculées par les Anciens, il ne faut pas les prendre à la
lettre. L’héroïsme de la Spartiate qui pousse son fils au combat et ne craint
personne est mis à mal par l’invasion thébaine qui suit la défaite de Leuctres
(en -371) : les femmes s’enfuient et « caus[ent] plus de troubles que
les ennemis » (Aristote). Le mythe de la licence effrénée est aussi faux,
tout comme celui de la gynécocratie : ce sont les hommes qui décident de
la politique, intérieure et extérieure.
Ainsi, les
femmes spartiates jouissent d’une liberté bien supérieure à celle des autres
femmes grecques, mais il ne faut pas imaginer qu’elles contrôlent la cité ou
que leur condition est idéale. En réalité, elles ont certainement un rôle
purement instrumental, celui de transmettre des terres et des richesses dont
elles ne sont pas forcément propriétaires, puisque les femmes riches semblent
être des exceptions.
Pour aller plus loin
Sparte, Edmond Lévy (Seuil, Collection Points Histoire, 2003). Lévy consacre un chapitre aux femmes, sur lequel je me suis appuyée. Il envisage aussi la cité dans son ensemble. Je n'ai lu que le début de cet ouvrage, mais je pense qu'il est accessible à tous.
Simple, clair et intéressant.
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