30 août 2014

Les rois fainéants et la barbe fleurie de Charlemagne

   On connaît mal les périodes mérovingiennes et carolingiennes. Peu (pas ?) étudiées à l'école, peu documentées, délaissées par les médias historiques (appelez-moi si un jour l'Histoire ou Historia consacrent un dossier sur le sujet), on les considère souvent comme des âges sombres entre la brillante Antiquité et la renaissance du XIIème siècle. Et le peu que l'on en connaît se résume souvent aux rois fainéants et à Charlemagne, le sage empereur à la barbe fleurie entouré de ses fidèles chevaliers.
   Le problème, c'est que les rois fainéants et l'image traditionnelle de Charlemagne, ce sont des mythes, des légendes, et une part de propagande. Explications.

   Les rois fainéants tout d'abord. Selon Eginhard, les derniers rois mérovingiens auraient perdu tout pouvoir et se déplaceraient sur des chariots tirés par des bœufs, un animal bien peu royal. L'historiographie du XIXème siècle a pris cela à la lettre et on a vu fleurir tout un imaginaire autour de ces rois fainéants dans les manuels scolaires de la IIIème République (il faut dire que cette image d'une royauté décadente plaît beaucoup aux républicains des années 1880).

Un roi fainéant, par Paul Lehugeur (1886). Une imagerie typique du XIXème siècle.

   Mais ce qu'on oublie de dire, c'est qu'Eginhard est le biographe officiel de Charlemagne : c'est dans sa Vita Karoli magni (Vie de Charlemagne) qu'on trouve le cliché des rois fainéants pour la première fois. Or le père de Charlemagne, Pépin le Bref, a usurpé le pouvoir - avec l'appui du pape, mais tout de même - au détriment des derniers Mérovingiens. Eginhard a donc tout intérêt à déconsidérer la dynastie précédente pour légitimer la prise de pouvoir des Carolingiens : si les derniers Mérovingiens ne sont que des débauchés, des paresseux qui souillent la fonction royale, alors les Carolingiens ont bien fait de les déposer et de prendre leur place. Et la propagande fonctionne, puisque les rois mérovingiens ont longtemps été considérés comme des bons à rien.
   Malgré cette part de propagande chez Eginhard, on doit toutefois reconnaître que les derniers Mérovingiens ne sont pas très efficaces et surtout, qu'ils ne gouvernent plus vraiment. Mais cela n'est pas dû à de la fainéantise ou à une débauche excessive : c'est tout simplement qu'après la mort de Dagobert, en 639, la plupart des souverains mérovingiens montent sur le trône jeunes et meurent rapidement. Difficile d'avoir un pouvoir stable dans ces conditions. Les factions aristocratiques des différents royaumes mérovingiens en profitent pour manipuler les jeunes souverains et parfois pour les remplacer sans façon. Sans rentrer dans les détails parce que c'est une période extrêmement compliquée du fait de la guerre incessante que se livrent les aristocrates, on peut dire que ce sont les maires du palais (sorte de premiers ministres) du royaume d'Austrasie, royaume le plus à l'est, qui gagnent le plus d'influence. Ces maires du palais sont issus de la famille des Pippinides et sont les ancêtres des Carolingiens. Le plus puissant d'entre eux, Charles Martel, est même parfois qualifié de roi par certaines sources contemporaines : c'est dire si son pouvoir est grand. De 714 (ou plutôt 717, une fois qu'il s'est débarrassé de ceux qui contestent son pouvoir) à 741, il dirige une bonne partie de la politique du royaume franc. En 737, à la mort du roi mérovingien Thierry IV, il décide de ne pas remplacer le roi et garde le pouvoir jusqu'à sa mort en 741. Pour certains historiens, anglo-saxons notamment, cette décision n'est pourtant pas un signe de force, mais de faiblesse : choisir un descendant de Clovis parmi d'autres, c'est favoriser une faction aristocratique et risquer de se mettre les autres à dos. Toujours est-il qu'à la mort de Charles, ses fils Pépin et Carloman se partagent son "royaume", et font élire un roi pour calmer leurs adversaires. Les rois mérovingiens se succèdent assez rapidement, mais le pouvoir appartient à Pépin (Carloman se retire dans un monastère, de manière tout à fait fortuite dira-t-on, en 747). Jusqu'au jour où le pape, en 751, décide que puisque Pépin a le pouvoir effectif, il est normal qu'il devienne roi. On dépose le dernier roi mérovingien, Childéric III, on l'enferme dans un monastère, et Pépin devient roi, fondant ainsi la dynastie des Carolingiens.
   Le mythe des rois fainéants, bien utile aux Carolingiens et aux républicains de la fin du XIXème siècle, n'est donc qu'un pâle reflet de la situation complexe de la fin du VIIème siècle et du début du VIIIème siècle. Toutefois, Michel Rouche, dans Les Racines de l'Europe (Fayard, 2003, p.191), avance une théorie intéressante à propos des derniers Mérovingiens dans leurs chars à bœufs : pour lui, le dernier roi est redevenu un roi-prêtre. Le fait qu'il se déplace sur un char à bœufs serait une survivance du culte du dieu-taureau céleste, Freyr, dont quatre enfants étaient des bœufs. Le dernier roi serait donc ramené au stade de descendant du géant Maer (d'où le nom de Mérovingiens ?) surnommé Quinotaure, qui aurait engrossé l'aïeule de Clovis. En face, le clan des Pippinides a pour fondateur non pas un géant mythique, mais saint Arnoul, signe qu'il ne tire plus sa légitimité de l'ancien paganisme mais de l'Eglise. Je me contente de citer cette théorie sans la commenter, car je n'ai pas réussi à obtenir d'autres informations que celles de Rouche sur le sujet et, même si la théorie est séduisante, je n'arrive pas à savoir si elle repose sur des sources fiables, étant donné que Rouche ne cite pas ses sources dans ce passage.

   Mais quel rapport avec l'autre mythe concernant cette période, celui de l'empereur à la barbe fleurie ? 

Charlemagne selon Albrecht Dürer, 1512. Avec une jolie barbe.

   Toujours dans une perspective de légitimation, les Carolingiens veulent se démarquer des Mérovingiens et trouver d'autres assises à leur pouvoir. Or les Mérovingiens, dont les ancêtres étaient païens (Childéric Ier, père de Clovis, n'était pas chrétien), ont gardé quelques traces de paganisme. Ils croient notamment que la force et le pouvoir des rois résident dans leur longue barbe et leurs longs cheveux. Lorsqu'on veut écarter un prétendant au trône, on le tond (et on le cloître dans un monastère, histoire qu'il ne puisse pas laisser repousser ses attributs faciaux). Mais Charlemagne ne revendique pas cet héritage et base son pouvoir sur sa propre autorité, sur ses conquêtes et, en partie, sur son alliance avec l'Eglise. Il était donc probablement imberbe (ou du moins, il n'avait pas une grande barbe). Ce n'est que plus tard, lorsque l'image de Charlemagne est devenue presque mythique et que de nombreuses légendes se sont créées autour de lui et de sa cour, qu'on attribue une belle barbe à l'empereur : la première mention de la barbe fleurie se trouve dans la Chanson de Roland, qui date du XIIème siècle, et qui fait de Charlemagne un parangon de sagesse et de vertu. De même, les chevaliers qui entourent l'empereur sont tout droit sortis du XIIème siècle : la chevalerie n'existe tout simplement pas à l'époque de Charlemagne, et la société féodale n'en est qu'à ses balbutiements. Les auteurs des chansons de geste plaquent donc leurs propres réalités et leurs propres connaissances sur la période de Charlemagne, quitte à réinventer complètement l'histoire. Ce qui n'empêche pas de savourer le charme des chansons de geste sur la "matière de France" (ce sont tous les cycles qui tournent autour de Roland, de Charlemagne et de Guillaume d'Orange).

2 commentaires:

  1. Super article ! Bonne continuation. :)

    Lisa

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  2. Je découvre à l'instant votre blog, bravo ! J'envisage d'enseigner l'histoire et je sens qu'avec vos articles je vais trouver de bien jolies façons de transmettre le goût de cette discipline à mes élèves :)

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