17 avril 2015

Les sacrifices humains en Germanie : le témoignage de la Vie de Vulfran

   Au cours de mes recherches sur la représentation des païens à l'époque carolingienne, je suis tombée sur un texte passionnant et méconnu : la Vie de Vulfran. Ce texte a été écrit par un moine du monastère Saint-Wandrille de Fontenelle à la fin du VIIIe ou au début du IXe siècle - sous le règne de Charlemagne donc. Ce texte a longtemps été sévèrement jugé par les historiens, du fait de ses incohérences chronologiques. Mais il est aujourd'hui réhabilité, car l'auteur semble avoir eu accès à des informations remontant à la fin du VIIe siècle.
   Vulfran est archevêque de Sens à la fin du VIIe siècle. Vers 690, profitant d'une victoire des Francs sur les Frisons, un peuple païen du nord de la Germanie, occupant le nord des Pays-Bas actuels, Vulfran se rend en Frise pour convertir ce peuple au christianisme. Pendant sa mission, il est confronté à des sacrifices humains, dont l'auteur parle dans les chapitres 6 à 8 de son texte, que je vous ai traduits (si je veux être tout à fait honnête, je les ai traduits pour mon mémoire et je ne vous fais ici qu'un copier-coller, mais vous n'allez pas chipoter).
   Pour celles et ceux qui souhaiteraient avoir accès au texte original, en latin, vous le trouverez ici.

    6. Pour l’édification des gens à venir, pourquoi regretterais-je de narrer un autre miracle de ce père mémorable, miracle que nous avons appris de ceux devant lequel il s’est produit ? Alors que Vulfran prêchait et enseignait au peuple des Frisons, il arriva un jour qu’un enfant, issu de ce peuple frison, fut conduit à la potence pour y être sacrifié aux dieux. Le saint pontife pria le duc incrédule de lui donner la vie de l’enfant afin qu’on n’immolât pas, par un sacrifice abominable, un homme fait à l’image de Dieu à des démons. L’enfant s’appelait Ovo. Le duc répondit dans sa langue maternelle qu’il avait été décrété autrefois, par une loi immuable de ses prédécesseurs et de tout le peuple frison, que, lorsque le sort élisait quelqu’un, il devait être offert sans délai aux dieux durant une fête. Mais, alors que le saint évêque persistait dans ses prières et que le prince de ce peuple voulait satisfaire cette juste requête, les gentils [terme qui désigne les païens] impétueux, pris dans la vaine ardeur de leur erreur – comme le dit l’Écriture : l’ardeur saisit le peuple ignorant – déçurent tous ensemble sa prière, disant : « Si ton Christ l’arrache à la mort, qu’il soit Son serviteur et le tien pour toujours. » Le saint pontife répondit : « Qu’en cela ne soit pas faite la volonté des hommes, mais celle du seigneur le Christ. » L’enfant est ensuite suspendu au gibet, sous les yeux de la foule des chrétiens et des païens, pendant près de deux heures. Aussitôt, non seulement pour le salut et la vie de cet enfant, qui était aux prises avec la mort, mais encore pour délivrer de son aveuglement le peuple enchaîné par le diable, le prêtre de Dieu, fléchissant les genoux, adressa cette prière au Seigneur : « Dieu invisible, immortel et éternel, que ces prières t’attendrissent et, de même que jadis tu as libéré Daniel de la fosse aux lions, de même arrache cet enfant à la voracité de ce lion sauvage, qui en le cernant cherche à le dévorer, afin que grâce à leur double salut, ce peuple incrédule se convertisse à la vérité après avoir abandonné la souillure de l’idolâtrie, et afin que Ton nom soit célébré par tous pendant des siècles. » À la fin de cette prière, les chaînes qui retenaient le cou de l’enfant à demi-mort se brisèrent sur-le-champ, et l’enfant s’écroula au sol sain et sauf. Il lui avait semblé, comme il le raconta lui-même par la suite, qu’il était pris dans une lourde torpeur, et que le saint pontife lui avait enserré la poitrine dans une ceinture, et qu’il avait soulevé tout son corps. Le saint pontife lui dit en lui prenant la main : « Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, relève-toi maintenant sain et sauf ! » À ces mots, l’enfant se releva sur-le-champ sans dommage, ne ressentant aucune douleur suite au tourment qui lui avait été infligé. Et, devant ce miracle, une multitude de Frisons se convertit à la foi du Seigneur, crut et fut baptisée : chacun fut prédestiné à la vie éternelle. Quant à Ovo, il fut baigné dans l’eau du salut et conduit par le saint pontife à Fontenelle, et s’instruisit des saintes Écritures. (...)
   7. Deux autres jeunes hommes de cette nation frisonne, qui devaient aussi être sacrifiés aux démons lors d’un rite sacrilège – l’un s’appelait Eurinus, l’autre Ingomarus –, sur les prières de l’illustre pontife Wulfram, le duc leur accorda la vie et lui en fit cadeau. Imprégnés des mystères divins, confirmés dans la foi, baptisés au nom de la sainte Trinité et arrachés au joug démoniaque, ils se virent accorder la liberté. Ils furent conduits par le pontife à Fontenelle et élevés par l’abbé Hilbert. (...)
   8. Ce miracle merveilleux, auparavant sans exemple et très rarement permis à d’autres saints si ce n’est à l’apôtre Pierre, ma plume sincère la fait connaître aux oreilles des fidèles. Une horrible coutume, inventée par une tromperie diabolique, existait chez le duc des incrédules : il sacrifiait très souvent et de diverses manières des hommes condamnés lors de fêtes à ses dieux – ce n’était pas des dieux, mais des horreurs démoniaques. Il en tuait certains dans les combats de gladiateurs, il en pendait d’autres, il retirait à certains la vie en les étranglant très cruellement ; en outre, d’autres, à l’instigation du démon, il les noyait dans les flots marins ou dans les rivières. Il y avait, parmi le peuple des Frisons, une veuve qui avait deux enfants qui lui étaient très chers ; ils furent tirés au sort pour être sacrifiés aux démons et tués par les eaux de la mer. Ils furent emmenés en un lieu cerné par l’eau, à la manière d’une péninsule, afin que les flots les engloutissent d’une manière pathétique durant la marée. L’un des enfants avait, dit-on, sept ans, et l’autre cinq. Alors que la marée verte envahissait le lieu, l’aîné des deux petits enfants s’efforçait de soulever les bras de son jeune frère, qui déjà était englouti. Le duc incrédule assistait à ce spectacle abominable avec une foule innombrable de gentils ; mais nulle pieuse compassion, nul sentiment de pitié ne put attendrir leur cœur de pierre. L’auguste pontife Wulfram demanda à ce qu’on lui accorde leur vie, arguant qu’il n’était pas juste d’utiliser des hommes faits à l’image de Dieu pour divertir des démons. Alors le duc incrédule lui dit : « Si ton Christ les libère du péril dans lequel ils sont, je les abandonne à Son pouvoir pour toujours : qu’il soit leur Dieu et qu’eux soit Ses serviteurs à perpétuité. » Alors le saint pontife Vulfran dit : « Qu’il soit fait selon ton souhait ! » Il pria le Seigneur ; soudain, la marée qui montait, puisque le Seigneur le voulait, se retira et laissa la place sèche, sur laquelle se tenaient les deux innocents aux portes de la mort. Ainsi le saint prêtre, confiant en sa foi en Dieu, comme l’apôtre Pierre qui vint au Seigneur sur l’eau, marcha sur l’eau de la mer, sous les yeux de la foule des gentils ; il parvint auprès des deux petits enfants, il en prit un par la main droite, l’autre par la main gauche et, ayant seulement la plante des pieds mouillée par l’eau, foulant l’eau de la mer comme s’il marchait sur un sol sec, il arracha, avec l’aide de Dieu, les deux petits enfants à la mort et les rendit sains et saufs à leur mère qui pleurait ; les purifiant par l’eau du baptême, il donna son nom à l’un des deux, ce nom qui resplendit chez les Frisons. Voyant ce miracle, une très grande foule de gentils se convertit, crut et fut baptisée : chacun fut prédestiné à la vie éternelle.


   Selon Stéphane Lebecq, le premier garçon sauvé, Ovo, aurait transmis oralement son histoire aux moines de Fontenelle, jusqu'à ce que l'auteur de la Vie de Vulfran la mette par écrit. Le problème de ce texte, c'est qu'il est unique pour la période du haut Moyen Âge : nous ne possédons aucun témoignage contemporain qui pourrait nous permettre d'affirmer qu'il y avait bien des sacrifices humains en Frise. Tacite, à la fin du Ier siècle, mentionne l'existence de sacrifices humains, notamment de sacrifices par noyade, dans La Germanie ; de même, l'historien Adam de Brême, au XIe siècle, évoque les pratiques sacrificielles en Scandinavie, à Uppsala notamment (si vous regardez la série Vikings, vous pouvez en avoir un aperçu à la fin de la saison 1 : les sacrifices à Uppsala reprennent la description d'Adam de Brême). Il y a aussi un sacrifice humain très clairement attesté : en 1066, lors d'une grande révolte païenne au sud de la Baltique, des païens sacrifient solennellement un évêque, Jean de Mecklembourg. C'est une manière assez claire pour les païens de dire qu'ils refusent la domination chrétienne. 
   Il y a donc bien eu des sacrifices humains dans des régions peuplées de populations germaniques vers le Ier et vers le XIe siècle. Mais aucun texte de l'époque de la Vie de Vulfran.
   Je ne pense pas pour autant qu'il faille rejeter la Vie de Vulfran comme inauthentique : c'est un texte paraît relativement bien informée, l'auteur donne un certain nombre de détails qui, selon moi, étayent sa description et la rendent crédible. En outre, les noms des enfants sont germaniques : c'est un des signes qui font penser à Stéphane Lebecq que l'auteur a eu accès à des données authentiques.
   Toujours selon Stéphane Lebecq, qui a consacré plusieurs articles à la Vie de Vulfran et au paganisme chez les Frisons, le sacrifice humain par noyade pourrait être destiné à contrer les furies de la mer : les Frisons vivent au bord de l'eau et sur des îles et sont donc soumis aux risques de tempête.
   Il faut aussi noter que Vulfran est tombé dans l'oubli du fait de l'échec relatif de sa mission et du succès de celle de Willibrord, qui participera beaucoup, au début du VIIIe siècle, à l'évangélisation de la Frise et à l'éradication des coutumes païennes.

   Il me semble donc que l'on peut prendre ce texte au sérieux, sans pour autant oublier le fait que l'auteur est chrétien, qu'il condamne explicitement les sacrifices humains, et qu'il exagère peut-être. A titre tout à fait personnel, j'aurais tendance à croire ce que dit l'auteur de la Vie de Vulfran, et je voulais simplement vous faire découvrir ce texte étonnant et trop peu connu du grand public à mon goût (comme tout ce qui touche au haut Moyen Âge... mais c'est une autre question).

   Pour quelques autres témoignages de sacrifices humains, la page Wikipedia est relativement fiable, du moins pour la section Moyen Âge : http://fr.wikipedia.org/wiki/Sacrifice_humain#Moyen_.C3.82ge

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