9 novembre 2014

Du paganisme dans le christianisme ? Quelques réflexions sur la christianisation de l'Europe


   J'ai depuis longtemps promis à certains lecteurs de ce blog une histoire de la christianisation de l'Europe. Bon, désolée, mais ce ne sera pas encore pour cette fois, même si le sujet du jour s'en rapproche : je voudrais, par quelques anecdotes, évoquer certaines des modalités de passage du paganisme au christianisme en Europe.
   
   Quelques éléments de contexte tout d'abord : la christianisation de l'Europe est un processus très long, qui dure des premiers siècles de notre ère à la fin du Moyen Âge (le dernier roi païen à se convertir est le roi de Lituanie, en 1386). Encore faut-il préciser que nous n'avons accès, la plupart du temps, qu'à la religion des "grands", et que nous connaissons assez mal les modalités de conversion des populations rurales, qui gardent pendant longtemps des croyances que le clergé qualifierait de païennes. La conversion des élites, donc, ne signifie pas forcément la conversion de la population.

   Un peu de théorie maintenant. Jacques Le Goff, en 1977, a défini trois modes de refus de la "culture folklorique" par le christianisme :
1) la destruction. Les chrétiens détruisent purement et simplement les éléments païens pour les éliminer. L'exemple le plus connu est la destruction d'arbres sacrés par saint Martin de Tours en Gaule, ou par saint Boniface en Germanie.
2) l'oblitération. On superpose à des personnages ou à des thèmes païens des personnages/thèmes chrétiens, jusqu'à effacer les éléments originaux.
3) la dénaturation. Il s'agit d'intégrer un élément de la culture païenne dans le christianisme, mais en changeant radicalement son sens. Par exemple, le mythe celtique du dragon est réinterprété dans le christianisme comme l'avatar du démon.
   A noter que l'utilisation des termes "culture folklorique" peut poser problème : qu'est-ce que le folklore ? Une forme de religion populaire ? Ce qui n'est pas christianisé ? C'est une expression employée par Le Goff, je la reprends donc, mais pour cet article, je lui préférerais les termes de "pratiques païennes", qui me semblent plus compréhensibles et moins problématiques.

   Pietro Boglioni, dans cet article (sur lequel je me base en partie), critique toutefois Le Goff, en rappelant que ces trois catégories peuvent se chevaucher et ne sont pas forcément très nettement délimitables. Il en veut pour exemple une anecdote racontée par Grégoire, évêque de Tours dans la seconde moitié du VIème siècle. C'est cette anecdote que je voulais exposer pour illustrer les modes de christianisation de la société.
   Grégoire raconte que, dans l'actuel Gévaudan, des ruraux se regroupaient chaque année près d'un lac au sommet du mont Helarius. Pendant trois jours, ils faisaient des offrandes au lac, puis redescendaient durant une grande tempête. Grégoire ne paraît pas très intéressé par ce qu'il raconte : pour lui, ce ne sont là que des coutumes imbéciles qui ne méritent pas d'être détaillées. Il raconte ensuite que l'évêque du coin, mécontent de ces rites, prêche la parole divine aux paysans : c'est un échec retentissant. L'évêque décide alors de faire venir de Poitiers les reliques d'Hilaire (en latin Hilarius) ; il fait bâtir une église près du lac et dépose les reliques à l'intérieur. Alors - selon Grégoire du moins -, les paysans comprennent enfin que la "seule vraie religion" est celle du Christ, et deviennent chrétiens.

 Grégoire de Tours, c'est notre raïs à nous, les médiévistes. (source)

   Ce qui me semble intéressant dans cette histoire, c'est que l'évêque joue explicitement sur l'homonymie entre la montagne Helarius et saint Hilarius, et qu'il "récupère" un culte païen en le christianisant, du moins en surface. Pietro Boglioni pense que le nom de la montagne est aussi celui d'une divinité, qui serait garante de la fertilité (d'où la mention de la tempête à la fin de la fête). Officiellement, les paysans ne rendent plus de culte à ce dieu païen, mais vénèrent le Christ. Mais on peut se demander s'ils font vraiment une différence entre la déposition d'offrandes dans l'église consacrée à Hilarius et la déposition d'offrandes dans le lac consacré à Helarius. En tout cas, il y a là à la fois oblitération et dénaturation, si l'on reprend les catégories de Le Goff : par la récupération, l'évêque tente à la fois de dissimuler le sens païen de la fête (oblitération) et de changer son sens profond (dénaturation).
   Le christianisme, quand il s'impose, est donc obligé de faire avec les coutumes païennes : plutôt que de les attaquer de face, ce qui pourrait susciter des réactions violentes (la christianisation des Saxons par la force, à la fin du VIIIème siècle, sera par exemple à l'origine de nombreuses révoltes païennes), il cherche à les récupérer et à en christianiser le sens, quitte, parfois, à "paganiser" le christianisme.

   Une autre anecdote me paraît encore plus parlante. Je ne m'appuie plus ici sur l'article de Pietro Boglioni, mais sur plusieurs lectures, en particulier sur le livre de Richard Fletcher, The conversion of Europe from paganism to Christianity (malheureusement, cet ouvrage n'est pas traduit).
   Quittons la Gaule pour l'Irlande. L'Irlande a été christianisée assez tôt, dès le Vème siècle avec, entre autres, saint Patrick. Au VIIème siècle, un clerc rédige la Vie de sainte Brigitte de Kildare. Problème : les historiens sont aujourd'hui convaincus que la Brigitte dont il est question dans le texte n'a jamais existé. Certains éléments de sa Vie reprennent en outre ouvertement des éléments de culture celtique : c'est le cas du passage dans lequel Brigitte accroche son manteau à un rayon de soleil. Ce motif n'est présent nulle part dans la culture chrétienne. Il semble tout à fait probable que le culte vouée à sainte Brigitte soit la continuation du culte d'une déesse celtique du feu. La fête de sainte Brigitte est célébrée le 1er février, et correspond à une fête païenne du printemps. Comme pour le culte du mont Helarius, le christianisme ne peut oblitérer totalement la culture qui lui préexiste et incorpore des éléments païens en les christianisant. Cela est sensible jusque dans le langage : le mot vieil-irlandais signifiant "saint patron", érlam, avait le sens de "dieu de la tribu" ou de "divinité tutélaire" avant la christianisation.

   Un dernier exemple de la manière dont le christianisme se trouve contraint de négocier avec les croyances chrétiennes : dans la Vie d'Anskar (un saint qui tente d'évangéliser la Scandinavie au IXème siècle), écrite par Rimbert, évêque d'Hambourg-Brême, des païens en difficulté font appel au dieu des chrétiens, qui accepte de les aider alors que ces mêmes païens ont interrogé par la divination leurs propres dieux, qui ont refusé de les soutenir. L'intérêt n'est pas ici de savoir si des païens ont réellement appelé à l'aide le dieu chrétien : la Vie d'Anskar, comme toutes les Vies de saint, est une construction littéraire. L'auteur, dans ce passage, cherche à montrer que son dieu est tellement miséricordieux qu'il n'hésite pas à aider ses ennemis. En ce sens, Rimbert veut faire savoir - du moins il me semble - qu'il est possible de faire des compromis avec les païens, dans le but cependant de les convertir à la fin. Rimbert a probablement en tête les échecs répétés de la christianisation des Saxons : il sait que la force ne marche pas, et qu'il vaut mieux s'adapter pour christianiser.

   Ces trois histoires, que j'ai volontairement choisies dans des espaces différents, sont à mon sens assez représentatives de la manière dont s'opère la christianisation de l'Europe en profondeur : si les missionnaires vont jusqu'à détruire et à profaner sans sourciller les temples païens, les clercs sont conscients que la force n'est pas efficace pour christianiser une société sur le long terme. Ce modèle n'est toutefois pas toujours respecté : il y a des épisodes de christianisation d'une grande violence en Europe (et ailleurs). Je voulais simplement montrer que ce n'était pas, et de loin, la seule modalité.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire