22 mars 2015

Comprendre Daesh et l'islamisme

   J'avais prévu de ne pas parler d'histoire contemporaine sur ce blog, mais j'ai assisté il y a deux jours (vendredi 20 mars 2015) à une conférence sur la manipulation politique des fondements de l'islam aujourd'hui, et il m'a paru intéressant de relayer ce que j'y ai appris : ces quelques informations sont d'une grande utilité pour comprendre le contexte géopolitique d'aujourd'hui au Moyen Orient, et la place de l'islam en France aujourd'hui.
   Autre nouveauté, en plus de l'histoire contemporaine : cet article a été écrit en collaboration avec mon amie Milena, qui a aussi assisté à la conférence (et qui a aussi le bon goût d'être médiéviste).

   La conférence à laquelle nous avons assisté est la première d'un cycle sur la laïcité et les fondamentalismes religieux en France. Ce cycle est organisé par des étudiants en histoire, qui ont décidé d'inviter des professeurs d'histoire. Suite aux attentats du 7 janvier, ces conférences ont pour but de sortir des lieux communs et des vérités proclamées pour comprendre la situation en tant qu'historiens, avec les outils propres à l'histoire. Les organisateurs dénoncent un matraquage médiatique et le flot d'informations continu qui empêche le débat. Il s'agit d'engager un travail sur les identités, qui relèvent à la fois du religieux, du politique, du genre, de la classe, et du contexte historique et national, et de comprendre ce qui peut créer un terroriste.

   Cette première conférence a été menée par Cyrille Aillet, maître de conférence à l'université Lumière - Lyon II, spécialiste de l'islam médiéval. 
   Sa problématique se résumait à quatre questions : qu'est-ce que l'islamisme ? Qu'est-ce que l'islamisme doit à l'islam ? Existe-t-il un totalitarisme islamique ? Que penser du projet d'un islam de France ? En tant que spécialiste de l'islam classique, Cyrille Aillet s'interroge sur les usages du passé.
   La France est devenue une des cibles de l'islamisme radical, or l'islamisme passe par des relais locaux, ce qui interroge les dysfonctionnements de notre société. Les débats de fond sont escamotés par le "rideau de fumée" de la guerre contre le terrorisme. Les premières mesures ont été prises dans la précipitation et ne définissent pas un nouveau projet de société répondant aux dysfonctionnements évoqués. L'idée de relance économique, prônée à tout-va, ne peut se substituer à un projet de société cohérent. La priorité est de questionner notre société quant à la violence antisémite, au fanatisme religieux, à la xénophobie et à la défiance face à l'islam. Il convient aussi de se demander pourquoi les jeunes sont les principales cibles de Daesh et pourquoi ils se laissent embrigader si facilement.

Qu'est-ce que l'islamisme ? Quelques définitions.
   L'islamisme est un terme flou, formé de la même manière que judaïsme et christianisme, ce qui peut prêter à des confusions et mener à des dérives sémantiques (par exemple, penser qu'islamiste est synonyme de musulman).
   L'islamisme est une idéologie politique qui adopte un langage religieux, qui conteste la séparation du religieux et du politique, qui veut soumettre l'Etat, la société et les lois aux normes religieuses de l'islam. L'islamisme peut se manifester sous différentes formes : il peut s'imposer par des moyens légaux ou par la force. Pour certains islamistes, c'est un idéal irréalisable en Occident.
   Le fondamentalisme ou salafisme revendique un retour à l'islam des origines, celui du Prophète et de ses successeurs (salaf signifie "ancêtre pieux"). C'est un mouvement sunnite. Les salafistes prétendent se conformer à la sunna (coutume), composées du Coran et des hadiths. Il existe un salafisme quiétiste, qui se définit comme apolitique et pacifique, et un salafisme révolutionnaire, qui cherche à employer la force.
   Le djihadisme, souvent évoqué aujourd'hui, est une notion qui a été subvertie par les islamistes. Dans l'islam du Moyen Âge, le djihad désigne le droit de la guerre et les lois qui l'encadrent ; ce droit de la guerre a pour but de protéger les civils. Le djihad est aussi, au Moyen Âge, l'effort spirituel exigé de chaque musulman pour suivre la voie de Dieu.
   Le takfirisme, qui vient du mot takfir signifiant "exclusion", est un mouvement qui prétend exclure les infidèles, qu'ils soient musulmans ou non. Beaucoup de membres d'Al-Quaïda et de Daesh se réclament de ce mouvement.
   Face à cette pluralité de termes, il convient d'éviter les amalgames : tous les salafistes, par exemple, ne sont pas des terroristes. Il faut aussi souligner que l'islamisme a parasité les références de l'islam classique, notamment la notion de djihad, et que les musulmans peuvent se sentir déposséder de leur propre langage.

D'où vient l'islamisme ?
   Dans les médias, l'islamisme apparaît comme un problème hyper-contemporain, alors qu'il a une histoire. Il faut aussi se défier d'un discours qui fait de l'islamisme l'essence cachée de l'histoire ; cela est d'autant plus difficile que la thèse du "choc des civilisations" est accréditée par les islamistes eux-mêmes.
   On ne peut séparer l'histoire de l'islamisme du contexte colonial. En 1928, dans l’Égypte coloniale, émergent les Frères musulmans, un groupe qui veut sauver l'islam du déclin en restaurant sa grandeur et son unité par un retour aux fondements religieux. Leur mot d'ordre est que le Coran est une loi, une constitution.
   C'est dans les années 1960 que sont posées les bases théoriques de l'islamisme, par Sayyed Qutb, un Frère musulman. Le contexte est celui des indépendances arabes, qui se construisent autour du socialisme incarné par Nasser. Qutb est le théoricien du salafisme révolutionnaire et de l'islamisme radical : il s'oppose au socialisme arabe. Il est condamné à la pendaison en 1966 par Nasser, ce qui fait de lui un martyr de la cause et pousse ses partisans à se radicaliser. Selon lui, il faut établir un modèle théocratique, car la souveraineté n'appartient qu'à Dieu ; la société doit se plier aux normes religieuses. Qutb pense que le bon musulman doit, comme le Prophète à ses débuts, lutter contre le paganisme qui l'environne (Muhammad a dû quitter la Mecque encore païenne en 632 pour s'installer à Médine : c'est l'Hégire). Il estime que les gouvernements des pays arabes nouvellement indépendants sont inféodés aux puissances étrangères : le sionisme et l'Occident. Dans la pensée de Qutb, le djihad devient un pilier de l'islam, ce qu'il n'est pas dans l'islam classique sunnite ; la notion désigne désormais un effort collectif (et non individuel), dirigé contre le monde extérieur et contre les musulmans impies. Le concept est donc radicalement différent de celui de djihad classique.
   Dans les années 1980, il y a une radicalisation islamiste : les Frères musulmans sont dépassés, ils s'engagent dans la vie politique et prennent leurs distances avec Qutb. Ils privilégient une stratégie d'engagement, qui triomphe en Tunisie et en Égypte après les Printemps arabes. L'année 1979 marque un tournant, et les Frères musulmans sont dépassés par des mouvements violents : il y a une prise d'otages de pèlerins à la Mecque, ce qui constitue un défi au régime saoudien ; la révolution islamique triomphe en Iran, on établit une théocratie autoritaire ; inquiète de la possible extension de cette révolution, l'URSS envahit l'Afghanistan. Suite à cela, l'islamisme remplace le marxisme comme langage contestataire dans le monde musulman. Le recours à la violence est perçu comme un moyen de lutte contre la corruption.
   Al-Quaïda naît dans ce conteste, en 1988. La guerre en Afghanistan est la matrice de ce mouvement ; les combattants islamiques apprennent la lutte en Afghanistan, dans une guerre qui leur fournit un récit héroïque, peuplé de martyrs. Al-Quaïda est le "laboratoire du djihadisme moderne". La figure du martyr volontaire (par les attentats suicides) devient centrale : se met en place une culture hagiographique des martyrs. La culture du sacrifice était auparavant l'apanage du chiisme : elle est récupérée par le sunnisme. Ce mouvement islamiste est messianique et apocalyptique, il refuse tout passé qui n'est pas celui des fondements et met son seul espoir dans l'accomplissement héroïque d'un commandement divin. Al-Quaïda se détache de l'Arabie saoudite, terre de naissance de l'islam, qui a accueillit des troupes américaines pendant la guerre du Golfe ; ce détachement légitime l'usage de la violence contre d'autres musulmans. L'Arabie saoudite répond par des fatwas contre Oussama ben Laden et Al-Quaïda. Al-Quaïda se caractérise aussi par l'internationalisation de son activité : le mouvement a des militants dans le monde entier et mène une politique de communication inspirée de l'Occident. L'Occident devient une cible prioritaire, car c'est, selon Al-Quaïda, un soutien des régimes musulmans corrompus. Il s'agit de détruire l'illusion de l'omnipotence occidentale. Ce mouvement atteint son apogée le 11 septembre 2001.
   La dernière génération d'islamisme naît en Irak en 2006, avec Daesh, dont la stratégie est différente : Daesh a une ambition territoriale et étatique, il veut conquérir des terres qui doivent servir de base à l'établissement d'un califat. Le califat est l'idéal politique fédérateur par excellence, qui doit unifier les musulmans autour d'un calife successeur du Prophète et permettre d'appliquer les commandements divins. Daesh veut établir une sorte de cité de Dieu sur terre qui abolirait les divisions religieuses au sein de l'islam. C'est un mouvement apocalyptique qui cible pour la première fois les musulmans d'Occident et les nouveaux convertis, appelés à réaliser l'Hégire : il s'agit de se détacher de son pays, de quitter les terres de l'infidélité pour rejoindre l’État de l'islam. Daesh donne aux convertis de fraîche date un statut d'exception : ils ne reçoivent pas d'éducation religieuse traditionnelle, ils accèdent directement au statut de héros et de constructeurs de l'idéal politique islamique. En détruisant les statues de Mossoul, ils se rendent semblables à Muhammed qui détruit les idoles de la Mecque. Daesh met en place un récit épique qui mime les premiers temps de l'islam ; ce récit mêle archaïsme et hypermodernité (on représente par exemple des cavaliers à cheval, comme au temps du Prophète, accompagnés de combattants avec des armes dernier cri).

 Les territoires contrôlés par Daesh en janvier 2015. En rouge, les territoires contrôlés directement. En blanc, les Etats dans lesquels des groupes islamistes ont fait allégeance à Daesh. (source)

    L'autre modèle de Daesh, c'est la révolution abbasside de 750, qui met en place un califat sunnite. Le calife de Daesh s'est donné le nom d'Abû Bakr, qui est le premier calife de l'islam : c'est le successeur du Prophète et le dirigeant sunnite par excellence. La couleur noire des uniformes de Daesh rappelle les bannières noires des troupes abbassides lors de la révolution de 750. Il ne manque à Daesh que Bagdad, la capitale historique des Abbassides. Daesh revendique aussi des villes saintes, contestant ainsi le régime saoudien.

   La dissidence armée s'est donc mondialisée et est devenue une réalité endémique dans les marges politiques en déshérence (Yémen, Afghanistan, Somalie...) ; elle a poussé sur les décombres des régimes autoritaires. Dans les pays en situation de guerre civile ouverte ou larvée, suite aux interventions américaines et aux Printemps arabes, les forces libérales et non-islamistes disparaissent. Face à cela, les régimes musulmans ont recours soit à la répression (mais on sait que la prison est un des ferments de l'islamisme), soit à la conciliation avec les islamistes, avec l'adoption de lois islamiques. Dans ce dernier cas, on peut parler d'islamisation par le haut, par le pouvoir, qui contamine le discours politique et la société : par exemple, en Algérie, une loi contre les tenues provocantes des femmes a été proposée début mars 2015.
   A cette islamisation par le haut s'oppose une islamisation par le bas, avec des mouvements comme le tabligh, qui propose aux individus marginalisés des années 1960-1970, en France, une forme de réalisation par l'imitation du modèle prophétique : l'idée est celle d'une pratique individuelle et apolitique.
   Il faut aussi évoquer le prosélytisme religieux des monarchies du Golfe. Face à son concurrent Al-Quaïda, l'Arabie saoudite renforce son soutien au wahhabisme, un mouvement né au XVIIIe siècle, qui se présente comme un salafisme pacifique reposant sur une Hégire intérieure. A la différence de Daesh, le wahhabisme suppose une solide éducation religieuse et l'obéissance aux ulémas (docteurs de la loi) ; il implique aussi une forme de rupture avec la société occidentale jugée corrompue. L'Arabie saoudite est concurrencée par le Qatar pour le contrôle du "marché mondialisé du salafisme" : le Qatar soutient les Frères musulmans.

   Le salafisme est donc un phénomène majeur de l'islam actuel, mais il demeure un mouvement minoritaire. C'est un mouvement en recomposition permanente, avec des enjeux de pouvoir et de génération en constante évolution.

   La dernière partie de la conférence de Cyrille Aillet se penchait plus spécialement sur l'islam en France.
   Ahmet Ogras, membre du conseil français du culte musulman, a affirmé après les attentats du 7 janvier 2015 : "il n'y a pas d'islam radical, ce n'est pas l'islam." Le recteur de la mosquée de Paris a corroboré ces propos. Cette déclaration est aussi celle de la majorité des croyants, car ni le Coran ni les hadiths ne justifient le meurtre de civils ; cela va même à l'encontre de la définition classique du djihad. Mais cette affirmation ne s'accompagne d'aucune discours discours explicatif : aucun média ne démontre cela et n'explique que l'islamisme n'est pas l'islam. Cela crée la suspicion dans l'opinion publique, car les islamistes se revendiquent ouvertement de l'islam. Le terroriste Amedy Coulibaly a ainsi vaguement cité une sourate du Coran autorisant la loi du talion en cas de meurtre. Mais il occulte complètement la suite de la sourate, qui propose une compensation financière à la place de la vengeance par le meurtre. Coulibaly, de par son inculture, répercute le discours officiel le discours officiel des idéologues de Daesh, qui contrôlent le discours des islamistes. Au contraire, la revendication des attentats par la branche d'Al-Quaïda au Yémen était beaucoup plus construite et justifiée par des hadiths. Il est courant, chez les islamistes, d'appliquer une lecture univoque du Coran. On peut effectivement avoir une lecture belliqueuse du Coran, si on oublie les versets qui sont des appels à la paix et à la coexistence religieuse. Le Coran est ainsi interprété différemment selon les buts poursuivis.
   L'islam radical fait donc partie de l'islam, pour Cyrille Aillet, et il est dangereux de dire que les musulmans ne sont pas concernés par cette dérive. L'islamisme est en outre le langage d'une révolte (c'est le cas de Boko Haram dans les régions pauvres du Nigeria), il est une idéologie qui donne une caution et un langage structuré à cette révolte. En ce sens, il convient de contrer l'islamisme par une idéologie autre. Selon Mohammed Arkoun, historien de l'islam et philosophe, l'islamisme est un régime véridique, dans le sens où il est une construction idéologique qui prétend être la vérité. Arkoun insiste sur l'éducation et sur la nécessité d'une interprétation rationnelles des textes. Il pense qu'il faut comprendre l'islamisme comme une idéologie cohérente qu'il convient de réfuter par la raison et par les textes. L'effort de compréhension et de réfutation doit être menée par les musulmans, mais pas uniquement.

   A la suite des questions de l'auditoire, Cyrille Aillet s'est aussi exprimé sur l'idée d'un islam de France : il estime que c'est une "idée jacobine", centralisatrice, et donc contraire aux principes de l'islam. Le conseil français du culte musulman n'est pas représentatif de la diversité des musulmans de France ; il témoigne de la volonté de former un islam à l'image des valeurs de la République. En outre, on incite les musulmans à ne pas être communautaires, tout en leur demandant de réagir en tant que communauté, par exemple dans la condamnation du terrorisme islamique.

11 mars 2015

La représentation des païens à l'époque carolingienne

   Aujourd'hui, j'ai envie de vous parler d'un sujet qui me tient particulièrement à cœur, puisqu'il s'agit de mon sujet de mémoire : la représentation des païens à l'époque carolingienne (à croire que passer plusieurs heures par jour sur le sujet ne me suffit pas !). Je ne vais pas vous dérouler le détail de mes recherches, ce serait fastidieux et probablement peu intéressant. En revanche, j'aimerais bien vous donner un aperçu de mes découvertes et de mes conclusions, dont l'ampleur m'a moi-même surprise.

   Un petit point d'historiographie avant tout : l'histoire des représentations naît en 1989, sous la plume de Roger Chartier. C'est un courant qui cherche à montrer que les représentations (entendues comme un ensemble de connaissances ou de croyances qui définissent une certaine vision du monde) ne sont pas figées, qu’elles ont une histoire, et qu’une même époque peut produire différentes formes de représentations, qui entrent parfois en concurrence. La notion de représentation traduit une prise de distance avec la notion d’inconscient collectif qui sous-tend l’histoire des mentalités. L’histoire des représentations ne constitue pas un courant homogène, mais tous les historiens qui s’en réclament insistent sur le discours et sur les expressions « intellectuelles » des mentalités. Enfin, les historiens des représentations ont à cœur de montrer le dynamisme des représentations et d’insister sur les conditions de leur formation.
   Mes recherches ont donc principalement porté sur le discours que les chrétiens tiennent sur les païens : je me suis particulièrement attachée au vocabulaire. La question est de savoir comment on parle des païens, donc d'essayer de comprendre comment on les pense, comment on les perçoit, quelle place on leur assigne dans le monde. J'ai pour cela retenu une trentaine de Vies de saint écrites entre 763 et 960. Des textes de taille variable (de 2 à 66 pages), écrits dans des contextes et des lieux différents.

En haut : saint Boniface baptisant un païen. En bas, le même Boniface martyrisé par des païens. Boniface est un saint de la première moitié du VIIIe siècle, qui a participé à la conversion des Frisons et de peuples germaniques. Il a aussi réorganisé l'Eglise franque et l'Eglise bavaroise. Sa mémoire est particulièrement honorée à Mayence et à Fulda, en Allemagne. L'image est issue du sacramentaire de Fulda, XIIe siècle (source).

   La première partie de mon mémoire s'intitule « Qu'est-ce qu'un païen ? » car, aussi étonnant que cela paraisse, ce n'est pas évident. Le païen, pour nous, c'est celui qui n'est ni chrétien, ni juif, ni musulman. Mais dans la Vie de Willibald, on trouve l'expression « les païens sarrasins [= musulmans] » ; certains hérétiques chrétiens partagent, dans le vocabulaire des auteurs chrétiens, les caractéristiques des païens. Il faut donc garder à l'esprit que, quand on parle d'un païen à l'époque carolingienne, c'est un mot qui a une définition beaucoup plus large qu'aujourd'hui.
   Pour compliquer un peu la chose, il existe en latin (qui est la langue de l'écrit à l'époque carolingienne) deux mots pour désigner les païens : pagani et gentiles. Sans rentrer dans le détail des considérations étymologiques, le premier donne l'idée que le païen est un être attaché à un terroir (pagus) et donc aux coutumes de ce terroir : en un mot, le païen est un être un peu borné qui refuse le changement, en particulier la conversion au christianisme. Quant à gentilis, c'est le mot qu'on utilise dans la Bible pour dire soit non-juif, soit non-chrétien. C'est un mot qui dérive de gens (nation, peuple, tribu) : le gentilis appartient à un peuple et suit un ensemble de coutumes non-chrétiennes. Ces définitions visent à donner une définition négative du païen. Mais, dans les épîtres de Paul, le païen (gentilis) est celui qui est destiné à recevoir l’Évangile, alors que les juifs la refusent. Donc : le païen est un non-chrétien un peu borné MAIS qui est le destinataire privilégié de la parole de Dieu.

   Je me suis ensuite posé la question de savoir comment les auteurs carolingiens parlaient des cultes païens. Tout d'abord, à part dans un texte particulier qui parle de sacrifices humains en Frise et dont la valeur historique semble attestée, on peut dire que les chrétiens ne s'intéressent pas vraiment au paganisme. On confond par exemple les divinités germaniques avec les divinités romaines : Boniface aurait ainsi détruit un « chêne de Jupiter » en plein milieu de la Germanie. C'est peu probable. L'explication est la suivante : les auteurs carolingiens interprètent ce qu'ils ne connaissent pas (le paganisme germanique) à partir de ce qu'ils connaissent (les textes des auteurs de l'Antiquité romaine). On trouve ainsi un vocabulaire tout droit issu de Virgile pour parler des divinités de Germanie ! Pour les auteurs, peu importe qu'on honore Jupiter, Thor ou Odin : ces divinités sont des manifestations du diable, il faut les condamner et les détruire. 
   Quand ils daignent parler des pratiques païennes (comme les sacrifices humains), les auteurs chrétiens emploient systématiquement un vocabulaire du mépris, de la condamnation, de l'horreur, voire du pathétique. C'est aussi comme cela qu'ils parlent de pratiques non christianisées : ainsi, dans les sociétés officiellement chrétiennes, le mariage à un degré prohibé par le christianisme mais autorisé dans les sociétés païennes est considéré comme une survivance païenne. Tout ce qui n'est pas parfaitement chrétien est païen, point.

   Finalement, ce qui fait le païen, ce n'est pas tant ce qu'il croit que ce qu'il fait : le paganisme, aux yeux d'un chrétien, c'est un ensemble de pratiques plutôt que de croyances (de toute façon, les auteurs chrétiens n'ont qu'une idée très vague du contenu de ces croyances). 
   La représentation des païens est aussi conditionnée par un héritage biblique et patristique : les auteurs carolingiens s'inspirent surtout de la Bible, de saint Augustin, d'Isidore de Séville, de Bède le Vénérable, de Grégoire de Tours... Je vous épargne le chapitre sur le sujet, mais il faut savoir que la question du paganisme et des païens préoccupe le christianisme depuis ses débuts.

Isidore de Séville (à gauche) est l'auteur des Étymologies, une encyclopédie qui répertorie tout le savoir de son temps (début du VIIe siècle) et qui sera considérablement lue pendant tout le Moyen Âge (source).

   Ma deuxième partie est consacrée à l'influence des contextes politico-militaires sur la représentation des païens. Je ne vais pas vous faire le détail des campagnes des Carolingiens, mais grosso modo : tout au long du VIIIe siècle, les Pippinides (ancêtres des Carolingiens) puis les Carolingiens cherchent à étendre leur pouvoir sur des territoires païens, particulièrement en Frise et en Saxe. Cela occasionne des guerres importantes : la soumission de la Frise dure des années 690 aux années 730, avec un retour en arrière entre 714 et 719 (les Francs et les missionnaires sont chassés). La conquête de la Saxe dure plus de trente ans (772-804), les Saxons refusent de se soumettre à Charlemagne et aux chrétiens. Car il faut savoir que la conquête va de pair avec l'évangélisation : les armées franques sont suivies par des missionnaires qui se chargent de christianiser tout ce beau monde. Au cours de ces guerres, les païens adoptent une forme de paganisme militant : leur résistance aux Francs et leur résistance au christianisme deviennent une seule et même chose, et les Saxons adoptent ainsi une identité païenne marquée (que Charlemagne essaie de mater par des lois très dures, punissant de mort toute infraction au christianisme).
   Ce contexte influence durablement la représentation des païens. Les Frisons sont des gens qu'on représente comme étant dans l'erreur, comme « se souillant » par des pratiques païennes. Leur roi Radbod est, dans certains textes, l'archétype du méchant roi païen, obstiné dans son paganisme et persécuteur de chrétiens. Quant aux Saxons, ce sont les païens par excellence : cruels, méchants, insoumis, rebelles, fourbes... Ils sont infideles : ce mot recouvre deux réalités à l'époque carolingienne. L'infidèle, comme aujourd'hui, c'est celui qui ne croit pas en Dieu, mais c'est aussi le parjure, celui qui ne respecte pas les serments. Or la société carolingienne est basée sur les liens d'homme à homme, ancêtre de la vassalité : quelqu'un de parjure ne peut pas intégrer cette société. Comme on le voit, christianisme et conception de la société vont de pair. Bref, les Saxons sont des sauvages, des barbares, incapables de vivre en société. Ils n'hésitent pas à détruire des églises ou à attaquer des saints. Des gens charmants.

   Au IXe siècle, on critique l'évangélisation par la force qui a prévalu pour les Saxons. Dans la Vie d'Anskar, Rimbert, vers 870, propose un nouveau modèle d'évangélisation qui repose, en partie, sur l'idée qu'il faut comprendre les païens pour mieux les réfuter. Chez Rimbert, donc, les païens sont moins caricaturaux, on note un effort louable pour parler d'eux. Mais le IXe siècle est aussi marqué par les incursions des vikings, couplées à une guerre civile entre les petits-fils de Charlemagne. Evidemment, cela influence les auteurs chrétiens, qui ont désormais une vision apocalyptique de la situation. Dans ce contexte, les vikings prennent la place des Saxons comme « païens types » : on les représente comme des sauvages, des pillards, des persécuteurs, en un mot des monstres à peine humains. Contrairement aux Saxons, on n'essaie pas de les convertir : il y a une sorte de mentalité de la citadelle assiégée, on cherche avant tout à repousser les vikings, là où Charlemagne essayait d'imposer sa loi aux Saxons. Les Vies écrites à cette époque, notamment celles écrites par un moine de Saint-Amand du nom d'Hucbald, montrent des païens plus vindicatifs, dans ce contexte d'attaque du monde chrétien par le monde païen.

   Les rapports entre le monde chrétien et le monde païen sont donc une donnée essentielle pour saisir la manière dont les auteurs carolingiens se représentent les païens. Ces rapports influencent aussi la manière dont on représente le pouvoir païen, qui est à la fois un ennemi politique et un ennemi religieux. Il y a deux types de pouvoirs païens : les « méchants », qui sont opposés au christianisme, et les « neutres », qui acceptent la christianisation mais ne se convertissent pas. Un exemple de pouvoir païen : Radbod, le roi des Frisons, dont il est question dans quatre de mes sources. Dans deux d'entre elles, c'est un affreux monstre, qui persécute les chrétiens et se montre injuste avec tout le monde. Dans deux autres textes, la vision est plus nuancée : Radbod est un être capable de raisonner et de respecter les saints. Dans la Vie de Wulfram, il est même sur le point de se baptiser, mais refuse parce qu'il ne pourra pas rejoindre au paradis ses ancêtres païens, qui rôtissent en enfer. L'auteur de la Vie essaie de saisir la mentalité païenne et les ressorts de la conversion d'un roi.
   Je vous passe mes considérations sur les autres dirigeants païens, ce serait trop long. Mais il faut savoir que la propagande politique influence leur représentation : on accuse par exemple certains ducs d'être païens, alors qu'on sait qu'ils sont chrétiens, pour les décrédibiliser ou parce qu'ils se sont opposés aux Carolingiens.
   La propagande est d'ailleurs un ressort essentiel de la représentation des païens : on accentue par exemple le paganisme de l'époque des Mérovingiens pour justifier a posteriori le fait que les Carolingiens les ont chassé du trône. Un autre cas intéressant est celui de la Bavière : on sait que la Bavière est christianisée depuis plusieurs siècles, mais on évoque quand même des survivances païennes en Bavière. Cela permet aux auteurs carolingiens d'accuser Tassilon, le duc de Bavière qui s'est opposé aux Carolingiens, de négligence : un bon prétexte pour justifier la guerre que lui mène Charlemagne. La présence de païens dans les textes écrits en Bavière permet aussi d'accuser saint Boniface, qui a converti des païens en Germanie : Boniface a en effet voulu mettre son nez dans les affaires des évêchés bavarois, les Bavarois n'ont pas apprécié, donc ils se moquent de l'oeuvre de Boniface. Enfin, on parle de païens en Bavière parce que les évêques bavarois craignent leurs voisins carantaniens, un peuple encore païen qu'ils prévoient d'évangéliser. La mention de païens sert donc des buts à la fois politiques et religieux, parfois peu avouables.

   La représentation des païens est donc dépendante du contexte de rédaction des Vies et des buts que poursuivent les auteurs. Mais, dans tous les contextes, le païen matérialise avant tout l'altérité : ce qui est païen, c'est ce qui n'est pas chrétien, donc pas comme "nous", pensent les auteurs carolingiens.

Broderie représentant l'épisode du « baptême manqué de Radbod ». On voit Radbod plonger un pied dans la piscine baptismale. La broderie représente l'instant critique, juste avant que Radbod ne renonce à se convertir (source).


   Cette idée d'altérité est le sujet de ma troisième partie, que j'ai intitulée « civilisation et barbarie » : pour les chrétiens, christianisme = civilisation, paganisme = barbarie (et je ne caricature même pas).

   Le paganisme des auteurs carolingiens est un paganisme presque uniquement imaginaire et littéraire. Même quand les chrétiens tentent de décrire « objectivement » les sociétés païennes, leurs considérations sont empreintes d'idées morales et de jugements de valeur. Quand les descriptions sont réalistes, presque ethnologiques, comme pour les sacrifices humains de la Vie de Wulfram, les auteurs écrivent dans une perspective d'histoire du salut : ce qui compte, ce n'est pas le paganisme, c'est de savoir comment il a été remplacé par le christianisme. Le paganisme, dans les textes, a donc une fonction littéraire, il a un rôle dans l'économie du récit, et on n'en parle jamais de manière neutre (si tant est que cela soit possible). Le païen est en outre un faire-valoir du saint : plus le païen est affreux et caricatural, plus cela renforce le prestige du saint qui le combat. Il y a une idée de compétition entre paganisme et christianisme et, évidemment, la compétition est toujours remportée par le christianisme.
 
   Le païen est en outre une figure figée. Il est presque toujours anonyme (sauf quand il s'agit de rois), il est toujours dominé par ses émotions et par son furor, un mot qui signifie « folie furieuse, délire », et qui revient constamment dans les Vies carolingiennes. Le païen est obstiné et orgueilleux dans sa résistance au christianisme, il est sauvage et féroce. Bref, c'est un barbare : le mot barbare devient d'ailleurs synonyme de païen. Dans le cadre de l'empire chrétien universel incarné par Charlemagne, celui qui s'exclue de l'empire est à la fois un païen et un barbare.
   Étonnamment, il existe de « bons » païens, des païens qui échappent à la barbarie. Mais ces bons païens en viennent toujours, dans les Vies, à se convertir : le bon païen n'est pas un païen, c'est un chrétien en puissance. C'est le cas de Clovis, dont la conversion est racontée dans la Vie de Vaast écrite par Alcuin vers 800. Le païen converti peut servir d'exemple : ainsi, Lucius de Coire, un roi païen qui suit si bien les préceptes chrétiens qu'il devient un saint, est érigé comme modèle.
   Le caractère stéréotypé des païens réapparaît dans le discours que leur prêtent les auteurs chrétiens. Sous leur plume, les païens ont toujours des discours naïfs ou ridicules. Parfois, ce discours s'applique à eux : quand des païens accusent Lebuin, dans la Vie de Lebuin, d'être un trompeur, un porteur d'illusion, l'auteur vise en réalité à dénoncer les païens qui se complaisent dans l'illusion et refusent de reconnaître la vérité du christianisme. Là encore, la fonction littéraire du discours païen est essentielle.

   Enfin, la représentation des païens comme des barbares, des « autres », vise avant tout à définir un idéal chrétien. Le païen est animalisé, ridiculisé, montré comme un être en manque de quelque chose (on dit par exemple que les païens sont affamés, assoiffés, souillés, aveuglés...). Ce quelque chose, c'est bien évidemment le christianisme, présenté comme un idéal de civilisation qui nourrit, abreuve, purifie et éclaire. Il y a presque toujours, dans les métaphores négatives employées pour parler du paganisme, un contrepoids positif qui représente le christianisme.
   Le païen est aussi conçu, notamment par Alcuin ou dans le cadre des attaques vikings, comme un châtiment divin pour les péchés des chrétiens : si les vikings attaquent l'empire carolingien, on pense que c'est pour punir les chrétiens qui se perdent en guerres civiles et ne respectent plus Dieu.
   La définition d'un idéal chrétien à travers le paganisme passe également par un imaginaire géographique : le nord (la Scandinavie et le monde slave, païens) est perçu comme une sorte de bout du monde. Cette idée de fin géographique fait écho à une idée apocalyptique : la fin géographique du monde, habitée par les païens, est aussi sa fin physique et historique. Le paganisme est donc conçu comme un monde foncièrement à part, autre, extérieur au monde chrétien et à ses idéaux. En ce sens, il fonctionne comme un repoussoir.



   Conclusion : le paganisme et les païens n’existent jamais en eux-mêmes, ils sont toujours inclus dans une confrontation, explicite ou non, avec le monde chrétien, de sorte que les Vies traitant du paganisme en disent plus sur les chrétiens que sur les païens. Le païen est une figure du barbare, de l’Autre, même si ce n'est pas le seul avatar possible de l'Autre. L’hagiographie carolingienne définit donc un monde binaire et manichéen dans lequel les chrétiens sont confrontés à de « méchants » païens. C'est une conception globalisante du paganisme, qui ne prend que peu en compte les différences entre les véritables groupes païens : le païen est un type, non un individu réel. Le rôle de la mission, de la conversion des païens, c'est de faire de l’Autre un même.

   Ce m'a le plus étonné dans ces recherches, ce n'est pas tant la manière dont pensent les chrétiens que la permanence de ces conceptions. Notre figure de l'Autre n'est plus le païen, mais la mise en place de l'altérité passe toujours par des procédés similaires : caricature de l'autre, mise à distance, ridiculisation, peur mêlée de fascination, imaginaire géographique, propagande politique plus ou moins avouable, idée d'une guerre entre la civilisation et la barbarie. Cette idée s'applique par exemple à notre vision de Daesch (avec évidemment, quelques ajustements), ou à celle que certains médias peuvent avoir de l'Arabe ou du musulman, érigée en figure stéréotypée de « ce qui n'est pas nous ». Décortiquer le discours de l'altérité entre le VIIIe et le Xe siècle m'a permis de comprendre comment nous, Européens du XXIe siècle, construisions notre propre altérité. On ne le dira jamais assez : comprendre le passé permet de comprendre le présent.

   [Je tiens à préciser que cet article n'est vraiment qu'un résumé, j'ai simplement parlé de la trame générale de mes recherches. Pour les détails, rendez-vous en juin !]

2 mars 2015

Les femmes grecques à l'époque classique

   J'ai déjà parlé des femmes à Sparte et du cas particulier d'Aspasie pour ce qui est de la condition de la femme en Grèce antique. Aujourd'hui, je vous présente mes notes sur un ouvrage de Pierre Brulé, Les femmes grecques à l'époque classique (2001), dont vous pouvez lire une brève critique ici.


   En introduction, Pierre Brulé précise qu'on ne connaît la femme grecque seulement par des écrits d'homme, qui parlent autant des homme que des femmes. Le masculin est collectif (il s'incarne dans la cité) là où le féminin est individuel et intérieur. La femme grecque est toujours fille et épouse de, elle n'a pas vraiment d'identité en propre, elle est toujours définie par rapport aux hommes.

Chapitre I. Le féminin, les femmes et le sacré

   Pierre Brulé envisage d'abord la piste religieuse pour comprendre la conception grecque du féminin, puisque la dichotomie entre hommes et femmes traverse aussi le divin.

Du féminin dans le divin
   Le statut des déesses est à la frontière du sexuel, du biologique et du social.
   La virginité d'Athéna, d'Artémis et d'Hestia est constitutive de leur état. Rêver d'un coït avec l'une de ces déesses est un présage de mort, alors que coucher en rêve avec un dieu est d'ordinaire une promesse de secours. Athéna représente le monde des hommes, Artémis celui des bêtes sauvages et des femmes en couche, Hestia le coeur de l'oikos (mot grec qui signifie le foyer, la maison). La virginité est le symbole de l'inviolabilité d'une place, or Artémis et Athéna sont des déesses guerrières.
   Aphrodite dépasse les catégories homme/femme car elle embrasse toute la vie. Elle est épouse et mère mais n'est pas l'archétype de ces figures. C'est Héra qui est la figure de l'épouse par excellence, d'autant qu'elle est toujours liée à Zeus. Elle est à la fois l'amante et l'épouse trompée, acariâtre et jalouse.
   Déméter représente la maternité (mèter, en grec, signifie mère) et la fécondité. Contrairement à d'autres déesses mères, elle a un lien fort avec sa fille Koré : elles sont appelées "les deux déesses" par les Grecs. Koré représente les oscillations de la femme grecque : elle est une enfant, elle se marie (symboliquement, en mangeant un pépin de grenade en enfer) et devient une adulte quand elle prend le nom de Perséphone.
   Les principales déesses grecques sont donc diverses, mais l'homme reste le référent du féminin, puisque ces divinités sont définies par leur statut social et sexuel. Le féminin, d'autre part, est multiforme : Zeus et ses frères sont toujours représentés de la même manière, ce qui n'est pas le cas des déesses. Mais celles-ci ne sont jamais représentées vieilles car, si le vieillard est valorisé pour sa sagesse, la vieille femme suscite la répulsion. A Stymphale, on célèbre Héra pais (enfant), Héra teleia (accomplie car mariée) et Héra chèra (veuve) : les ruptures dans la vie des femmes dépendent des hommes.

Les humains en quête du divin
   Il n'y a pas une religion féminine et une religion masculine en Grèce antique, mais les hommes contrôlent l'accès des femmes au divin. La communauté politique utilise à son profit les femmes comme actrices dans les rituels : les rites de Déméter, menés par les femmes, assurent ainsi la fécondité de la cité. La diversité des prêtres reflète celle des dieux : on donne des vierges aux déesses vierges, par exemple. 
   Les mythes montrent la femme comme dépendante de ses passions et comme problématique pour les hommes et les dieux : par exemple, un mythe affirme que la Pythie était auparavant une vierge, mais que cela comportait des risques (elle pouvait se laisser séduire par les hommes), donc on choisit ensuite une vieille femme qui doit s'habiller en vierge.
   Dans les cortèges, les vierges vont en tête, car elles sont pures. Ces cortèges ont toujours lieu sous le regard des hommes, il n'y a pas de religion féminine.
   Il existe en Grèce une fête à l'automne, dans laquelle les épouses de citoyens se rassemblent dans un sanctuaire hors de la cité pour célébrer Déméter et Koré pendant 3 jours. Les hommes sont exclus et les femmes dont des rites de fertilité. Dans les rites en rapport avec Dionysos, il y a aussi une prégnance du féminin : ces rites se font dans la montagne, avec des habits nouveaux, loin du foyer donc. Ces rites sont liés aux plaisirs, le foyer au travail domestique : on considère donc que les femmes qui refusent les rites de Dionysos sont stupides et qu'elles lancent un défi au dieu, qui peut les punir. Mais ces rites ont un caractère temporaire, localisé et ritualisé : ils ne sont pas un risque pour l'ordre social et pour les hommes. Ils consistent en une abolition des distances avec le dieu et la nature, qui passe notamment par le déchiquetement d'un animal.
   Pierre Brulé parle d'une « théorie de la soupape » : les manifestations bachiques sont des compensations à la vie confinée du foyer. Les cultes à Déméter et à Dionysos ont un effet cathartique pour les femmes, mais ils se font aussi dans l'intérêt des hommes et de la cité.

Aux origines de la misogynie grecque
   L'idée de la malveillance des femmes est une constante chez les Grecs. Simonide d'Amorgos, au milieu du VIIe siècle av. J.C., consacre un texte entier aux femmes, qui pour lui sont des sortes d'animaux sans esprit. Il compare les différents types de femmes à des animaux. Une femme sale et désordonnée est ainsi une femme-truie, une paresseuse une ânesse. Simonide pense que les femmes sont incapables de vertu, curieuses et toujours insatisfaites. La seule bonne femme est la femme abeille, qui travaille bien pour gérer les richesses et amène la prospérité. Mais même cette femme-abeille n'a pas de valeur en soi : ce qui compte, ce sont les richesses et les enfants qu'elle amène.
   Chez Hésiode, Pandore est une beauté, mais son cœur est mauvais ; les femmes descendent d'elle. Elle représente la séduction. Le problème de la séduction, c'est que les hommes aussi s'y complaisent. Mais pour eux, ne pas se marier est aussi un problème car il faut avoir des enfants à qui léguer ses biens.
   On pense que le ventre de la femme entraîne son intempérance en matière de sexualité et de nourriture ; la femme entraîne l'appauvrissement et la famine pour l'homme. 
   Il est étonnant de constater que dans les comédies du IIIe siècle av. J.C., les maîtresses de maison adressent à leurs esclaves les mêmes propos misogynes que les hommes.


Chapitre II. Silhouettes de femmes dans l'épopée

   Chez Homère, les femmes sont épouses ou filles : elles se définissent par rapport à l'homme et par rapport à leur âge.

Femmes de l'Iliade : Briséis et Chryséis
   Briséis et Chryséis sont l’image l’une de l’autre : elles sont les filles de deux rois-prêtres frères, leurs maris ont été tués par Achille (Briséis) et Agamemnon (Chryséis), elles sont des parts de butin. Agamemnon doit rendre Chryséis à Apollon et prend Briséis à Achille : les deux jeunes filles sont interchangeables. Dans d’autres traditions, Chryséis se nomme Astynomé (la loi de la ville) et Briséis Hippodamie (la cavale domptée) : elles changent de nom après la mort de leur mari. Chryséis signifie celle-de-Chrysa et fille-de-Chrysès Briséis celle-de-Brisa et fille-de-Brisès : il y a une idée de provenance et d’appartenance. Le nom de Chryséis évoque l’or, et donc sa blondeur, sa richesse et son érotisme ; le nom de Briséis évoque le verbe brithô qui désigne ce qui est chargé de fruits : elles sont des trésors.
   Briséis et Chryséis ont les mêmes états : elles sont vierges, puis mariées, puis veuves et parts butin. Mais elles ne sont pas évoquées par les mêmes catégories. On insiste sur le sexe, la jeunesse et la filiation de Briséis. Chryséis est surtout « fille de Chrysès », on insiste sur son état social et sexuel, mais les personnages et le narrateur ont des mots tendres pour elle. Elle est appelée trois fois pais (enfant) alors que le mot est rare au féminin dans l’Iliade, ce qui signale un lien affectif plus qu’un âge. Le mot thugater (fille, par rapport au père) est fréquent dans l’Iliade où les héros sont pris entre un individualisme forcené et leur parenté ; le mot est appliqué à Athéna, aux Muses ou à Héra, qui ont pourtant des rôles sociaux et sexuels différents ; le mot persiste après le mariage. Dans l’Iliade, les thugatres (filles, par rapport au père) sont une collectivité ; c'est le mariage fait de la fille une femme individualisée, mais avec une généalogie continuée.

Chrysès offre à Agamemnon une rançon pour sa fille Chryséis, sur un cratère du milieu du IVe siècle av. J.C. (source)

   Briséis est désignée comme une épouse aimée par Achille ; elle représente le féminin adulte, contrairement à Chryséis. Agamemnon la rend à Achille avec des cadeaux, sans l’avoir touchée ; la scène équivaut symboliquement à un mariage. Briséis voit le cadavre de Patrocle et prend le rôle d’une femme adulte avec ses lamentations rituelles. Elle évoque son attirance pour Achille : elle est sa compagne, pas une fille-de. Chryséis reste la fille-de-son-père car Chrysès est encore vivant (alors que Brisès est mort). Il y a toujours un lien, Chrysès garde son autorité ; Chryséis n’est jamais une femme. Le droit du père est toujours important à l’époque classique : le père peut reprendre sa fille au mari avant la naissance du premier enfant (ou du premier garçon), l'autorité du père est supérieure à celle du mari.

Femmes de l'Odyssée : Nausicaa, la parthenos [vierge]...
   Nausicaa est une jeune fille, une thugater quand on évoque sa filiation avec son père Alkinoos ou sa mère Arété. Alkinoos est le modèle du roi et du père, Arété celui de la maîtresse de maison et de la mère. Alkinoos appelle sa fille pais, ce qui est affectueux. On insiste sur la parenté et sur le sexe de Nausicaa, qui est en pleine transformation (jeune adolescente, juste avant son mariage). 
   Nausicaa apparaît au milieu de ses servantes : elle est une cheffe de choeur, comme Artémis au milieu de ses nymphes. La beauté de Nausicaa est décrite de manière très conventionnelle. Mais elle est comparée à un palmier, ce qui dénote la vigueur, l'élan, et donne une image biologique et sexuée de la vierge (le mot grec signifiant palmier évoque aussi ce qui fleurit, ce qui éclot).
   La jeune vierge est dite admès (indomptée, sans maître) : les filles prépubères sont souvent comparées à des animaux, la vierge est un animal sauvage dompté par son mari, par les responsabilités du foyer et par de nouvelles contraintes. La raison de vivre de la vierge, c'est le mariage. Alkinoos propose de donner sa fille à Ulysse, mais de garder Ulysse en Phéacie - l'île sur laquelle il habite - alors que le mariage grec est virilocal. 

... et Pénélope, femme d'un seul homme
   Il existe un concours matrimonial : il y a une compétition entre les hommes pour obtenir l’assentiment d’un autre homme, le père. Chez Homère, les familles donnent et reçoivent des femmes, mais c’est un idéal : il y a des foyers sans filles (c’est moins grave que s’il n’y a pas de garçon), mais la thugater a un rôle important dans ce vaste échange. Il faut noter l'importance du don chez Homère : celui qui prétend à une thugater doit faire étalage de sa richesse et faire des dons au père et à la fille ; c'est le plus offrant qui l’emporte. La fille exprime l’excellence de sa maison d’origine. Elle est enrichie par son père et son futur époux. Le père (donneur) paye (dot) pour que sa fille parte : pourquoi ? La légitimité du mariage vient de l'échange de richesses : les richesses de la femme la suivent. Mais la vision économique, à laquelle chaque famille doit participer pour ne pas bloquer le système, n’est pas une explication suffisante, étant donnée l’intensité du rapport père-fille. Il existe une autre hypothèse : le père espère une descendance de sa fille, car la parenté maternelle n’est pas négligeable chez Homère. Ou bien le père paierait-il pour se débarrasser d’une bouche à nourrir ? 
   Dans le foyer d'Ulysse, Pénélope est courtisée par des hommes ; son fils Télémaque est trop jeune pour régner ; Pénélope n’a pas l’autorité d’un homme et ne peut posséder. Elle est considérée comme veuve, elle fait partie des biens du foyer à sauver. Les prétendants offrent pour séduire Pénélope et Télémaque, pour que Télémaque majeur puisse donner sa mère au plus offrant, comme s'il était son père. Pénélope est une femme libre de ses choix car elle n’a plus de tuteur naturel (Ulysse) ni de tuteur virtuel (Télémaque). Elle peut retourner chez son père avec ses richesses. Pénélope est la fille d’Icare, à la fois épouse, mère, maîtresse de maison et tisseuse hors pair. Elle est « prête à suivre un Achéen » : est-elle plus attachée au mariage qu’au mari ? La femme de l’épopée dirige la maison et œuvre à la satisfaction des besoins des autres.

Pénélope attendant Ulysse, vue par Domenico Beccafumi, un artiste du début du XVIe siècle (source

   Pour les Grecs, Homère dit la vérité sur le passé. Pour nous, les usages qu’il décrit sont souvent analogues à des pratiques postérieures : il y a donc une certaine réalité dans ce qu’il décrit, mais les comportements épurés de l’épopée ne sont pas un reflet de la réalité.


Chapitre III. Du corps et du comportement

   La science grecque est liée à un imaginaire : elle a une conception a priori du féminin et fait une lecture idéologique du corps. La femme représente l'intérieur, l'homme l'extérieur.

La parole aux « spécialistes »
   La biologie, à l'époque classiaque (Ve - IVe siècle av. J.C.), se base sur les œuvres biologiques d’Aristote et sur le corpus hippocratique. On pense qu'il n’y a qu’une différence de degré entre l’homme et l’animal. La femme est la « femelle des femelles », elle est un antonyme de l’homme grec (comme les Barbares, les jeunes…). Le mâle représente le courage, la femme la mollesse et la pâleur, elle est considérée comme biologiquement proche de l’esclave. 
   Mais il existe des femelles courageuses (comme l'ourse) : le réel ne suit pas toujours le schéma général mais l’idéologie prend le pas. Ainsi, l’ourse a quatre mamelles et donne forme à ses petits : elle est tout de même une incarnation de la féminité. Pour Aristote, les abeilles ouvrières ne sont pas des femelles car elles sont armées (dard) ; les bourdons ne sont pas des mâles car ils sont désarmés. Mais l’inverse est impossible car les ouvrières s’occupent des petits (ce qui n'est pas un attribut du mâle) : pour lui, les abeilles ne naissent pas d’un accouplement, elles sont un troisième genre. Les changements de rôle induisent une modification morphologique, et inversement : l’eunuque est proche de la femme. 
   La voix est l’organe du commandement et de la politique. La femme a donc une voix faible, portée aux plaintes, à l'incivilité et à la déficience, comme les jeunes, les vieux et les malades. Le grave est bon, l'aigu mauvais. Le corps de la femme est faible. La femme barbare ou esclave accumule les tares. Mais une femelle castrée ne se rapproche pas du mâle, elle s’en éloigne encore plus, « toute régression est donc femelle » : la femme n’est pas l’antivaleur de l’homme mais un mâle inférieur, un écart de la nature pour Aristote, un être eunuque. 
   La femme, c'est la mollesse et l'humidité du corps et de la peau. « Plus on est féminin, plus on est poreux ». La culture s'incarne dans l'homme, qui est mouvement, action, vigueur, et représente l'extérieur. La femme étant couarde, elle est donc vigilante et garde l'intérieur. L’anatomie est liée aux activités et inversement. 
   La femme est considérée comme très humide et très sanguine. Le sang est la nourriture du fœtus, d’où son abondance chez la femme (règles). « Le sang féminin interfère avec le sacré » : les règles sont une souillure, elles peuvent contaminer le mâle et altèrent même le métal ! En cas d'absence de règles, on croit que le sang s’accumule ailleurs. C’est le cas chez la vierge, d'autant que les premières règles ne peuvent s'écouler à cause de l'hymen : on pense que le sang remonte vers le diaphragme et le cœur, compression, ce qui engendre épilepsie, suicide et morbidité. La solution, c'est de se marier jeune. Chez les femmes adultes, la rétention de sang est censée créer des dérangements mentaux. 
   Pour les médecins, le sperme est le produit de la coction du sang. Pour Aristote, les règles ont la même nature que le sperme, mais elles constituent un « sous-sperme ». La femelle étant « l’être qui engendre en soi », elle est associée à la Terre Mère, à l'attente, au corps, alors que le Ciel Père est un vecteur et un mouvement. Pour Aristote, le corps du bébé est fourni par la femme, l’âme par l’homme. 
   Si l'activité sexuelle est trop grande, cela entraîne trop de coction et est donc mauvais pour la santé. La femme est considérée comme lascive, on pense donc qu'elle produit plus de sperme et que c'est pour cela qu'elle vit moins longtemps. La densité du sperme masculin s'oppose à la mollesse du sperme féminin. Durant la grossesse, on pense que la fille se développe moins vite. Mais la puberté arrive plus tôt chez les filles : on estime donc qu'elles peuvent donc se marier plus vite, et qu'elles meurent plus jeunes car elles sont plus sanguines, spermatiques et lascives : elles perdent leur avantage de précocité par un mauvais régime. 
   La différence de sexe est essentielle, il y a une séparation radicale entre hommes et femmes.

La sexualité
   L'homme incarne la polyvalence sexuelle : il a une sexualité politique qui vise à la reproduction, et une sexualité récréative (souvent homosexuelle à Athènes). La sexualité féminine dépend de la polyvalence de celle des hommes, et de la différence d'âge au mariage.
   Selon le mythe du Banquet, Zeus fait en sorte qu'il y ait une possible reproduction de l'espèce (en faisant aller les moitiés hommes vers les moitiés femmes), mais il y a quand même satiété dans les relations homosexuelles (même si elles ne mènent pas à la reproduction) afin de faire diminuer la passion et de favoriser l’action. Les hommes qui aiment les hommes sont les plus virils de nature, car ils proviennent d’un être entièrement homme. Ces hommes se tournent vers le mariage par nécessité, pour la cité. Ce mythe est le reflet de la conception de la sexualité.
   Les médecins et les auteurs comiques soulignent le dérèglement sexuel de la femme, dû aux maladies de l’utérus, qui est un animal mobile avec des besoins. La femme n’a pas d’autorité sur lui. L’utérus souffre et s’assèche s'il n'y a pas de rapports sexuels ou de grossesse : le sperme le guérit en l’humidifiant. La femme est malade de son corps chez les comiques. Pour l'homme, l'attirance s'exprime avec le verbe philein (aimer), alors que pour la femme, on utilise des mots en rapport avec les chaleurs animales. Sur scène, la truie représente la femme (surtout la vieille lubrique). L’homme a du plaisir mais n’en abuse pas, l’excès est féminin : l'homme a peur du ventre féminin qui dévore.
   Les hommes « manifestent publiquement l’intensité de leur libido », le vocabulaire est celui du plaisir, de la gaieté de l’acte sexuel, et du mouvement de l’homme vers la femme. On utilise en particulier des métaphores agricoles pour l’homme (labours). Le sexe féminin est une prairie, une plaine, un jardin, une figue. 
   On souligne la félicité du plaisir hétérosexuel, mais on trouve aussi le thème omniprésent de la violence. La femme est comme une esclave : c'est une femme-objet dont on prend possession, il y a une mise sous contrôle du corps féminin. Dans le traité des rêves d’Artémidore, pénétrer ou posséder signifie prendre du plaisir et est symbole de vie, tandis qu'être pénétré est synonyme de corruption, de souillure et de mort.
   L’homme qui fuit au combat est considéré comme un faux homme, un eunuque, une femme. Les invertis et les passifs sont vils. La sodomie hétérosexuelle est réservée aux prostituées, et les fesses de l’homosexuel sont comparées au sexe d’une femme : il y a une idée de domination du mâle adulte. Les Perses vaincus sont comparés à des hommes soumis. L’homme adultère ou soumis à ses passions est comme une femme, car ne pas contrôler ses pulsions est féminin. 
   Dans l’amour vénal, les femmes sont souvent actives ; les clients peuvent les fouetter si elles faiblissent. Il existe deux figures de la masturbation en Grèce : Diogène le Cynique qui s'exhibe et affirme qu'’il est mieux de se faire masturber (on utilise des esclaves pour les taches basses), et les godemichés utilisés par les prostituées et les épouses. La sexualité féminine est un fantasme masculin. Dans l'iconographie : la femme masturbe l’homme, pas l’inverse. Les hommes considèrent comme féminin l’abandon à la luxure. La première cause de cela est que les femmes ne maîtrisent pas assez leur corps alors qu’on l’exige d’elles. La seconde cause est l'« angoisse existentielle » de l’homme grec devant le comportement de la femme. Certains pensent que le plaisir est nécessaire à la fécondation. Plus une femme est femme (pâleur et apparence féminine), plus elle jouit. Le plaisir dépend toujours de l’homme. Le plaisir vaginal est le seul considéré chez les Hippocratiques, car on se focalise sur la reproduction. Mais le clitoris et ses effets sont connus.


Chapitre IV. L'oikos de Périclès : gloire et misère de la vie conjugale

   Il n'y a pas de femme hors de l'oikos (foyer), et pas d'oikos sans femme, le fonctionnement des oikoi dépend de la circulation des femmes. Plutarque, dans la Vie de Périclès, évoque les 3 caractéristiques essentielles du mariage athénien à l’époque classique : 
   1. La femme de Périclès n’est pas nommée, on ne nomme pas les femmes de l’oikos, elles ne sont connues que par les rapports de parenté (on ne nomme que les prostituées, les esclaves et les mortes),
   2. Il y a endogamie, on se marie à l'intérieur de sa classe sociale, 
   3. Plusieurs noces sont possibles, la femme peut passer d’un oikos à l’autre.

D... de main en main : les grandes familles font tourner les femmes
   L'épouse de Périclès pourrait s’appeler Deinomaché, mais nous n'en sommes pas sûrs. On lui fait contracter un mariage avec un Kéryke (une famille riche qui a un rôle politique), Hipponikos. Le mariage est un moyen d’ascension sociale, même si la famille de D… est déjà prestigieuse. D... est ensuite mariée à Périclès, et Plutarque dit qu’il y a un divorce par consentement mutuel entre Périclès et D… Périclès est magnanime, il augmente la dot de D… pour la remarier. Elle se remarie avec Kleinias, dont elle a Alcibiade. Le premier mari de D… a eu une autre épouse qui lui a donné une fille, Hipparété, future épouse d’Alcibiade. 
   Y a-t-il la même endogamie dans les basses classes sociales ? C’est possible. On se marie entre soi, socialement et génétiquement. Pierre Brulé parle d'une « géométrie sociale dynamique » : il y a une circulation des femmes et des richesses dans un système patrilinéaire. Les femmes sont des « rameaux détachés de leur propre tronc paternel [qui] vont, successivement, faire des fruits ailleurs ». 

Buste de Périclès.

Le mariage d'époque classique : un accord entre deux hommes
   La raison du mariage, c'est de faire d’une femme une épouse légitime pour qu’elle donne des enfants légitimes. Le mariage se fait en deux temps : il y a d'abord la dation par contrat (ekdosis), qui nécessite la présence de témoins, puis la célébration tangible, le gamos. Juridiquement, le mariage est un accord entre deux hommes à propos d’une femme, pas forcément présente, qui implique un transfert d’autorité. Mais le rapport père-fille est toujours fort, le père peut reprendre la fille si elle n’a pas encore d’enfant qui la rattache définitivement à son nouvel oikos. Il n'y a pas de compétition comme dans l’épopée, car il y a une dévalorisation de l’institution et de l’épouse par rapport à Homère. 
   Un mariage officiel nécessite une dot (mais il existe des exceptions, comme Socrate et Myrtô). La dot fonctionne comme une barrière, elle participe à l'exclusion des filles pauvres du marché matrimonial (des hommes pauvres aussi). La cité dote les filles les plus pauvres car le célibat est une menace. La dot est aussi un marqueur social, même dans les relations conjugales. Elle est faite d’argent, richesses invisibles et mobiles. Au IVe siècle av. J.C., la dot représente entre 5 et 25% de la fortune du père (pour une seule fille) ; on vend parfois des biens pour doter des filles, au détriment de l’héritage masculin ; ou bien on ne dote pas certaines filles et on les laisse « se consumer au fond de la demeure obscure ». La dot suit la femme, elle ne peut pas y toucher mais son mari n’en a que l’usufruit, il y a hypothèque s’il ne peut rendre la dot en cas de divorce. L’argent de la dot fait partie de l’héritage des fils. Il y a donc une permanence sur plusieurs générations : dot de la mère → héritage du fils → dot de la fille. Les terres passent uniquement par les hommes. La dot permet la mise en valeur de la filiation féminine, et garantit à la femme qu'elle pourra retrouver un nouvel oikos. La dot peut être un frein, un père doit parfois attendre la mort de sa mère pour doter ses filles. 
   La dot d'Hipparété, l'épouse d'Alcibiade, représente 10 talents (c'est la plus grosse dot connue), accompagnée de 10 autres talents à la naissance d’un enfant (ou d'un fils ?) : la vraie raison du mariage pour le père de la mariée, c'est d'avoir des petits-enfants. Hipparété retourne chez son frère car elle est trompée et malheureuse ; elle demande le divorce à l’archonte, elle n'a pas une nullité juridique. Mais Alcibiade la ramène de force chez lui, sa tutelle est forte et il ne veut pas rendre la dot. Hipparété meurt peu après. 
   
   La jeune épousée est une nymphe ; elle est très jeune et considérée comme assez sauvage. Elle n'a aucune autorité sur elle-même (tutelle du père) ; la mère lui a appris à être sage. Aristote et Platon préconisent le mariage des filles entre 16 et 20 ans, car il y a des dégâts sur la mère et les enfants si le mariage a lieu plus tôt. La jeune fille passe de l’enfance à l’âge adulte (épouse), elle n'a pas d’adolescence. L'âge de la fille au mariage correspond plus ou moins à l'âge des éromènes, les jeunes garçons avec qui les hommes plus vieux ont des relations. A Thasos, on offre aux orphelins un équipement guerrier, aux orphelines une dot à 14 ans ; à Athènes, une procédure vise à trouver un mari à la fille épiclère à 14 ans (la fille épiclère est celle qui hérite de son père en l'absence d'héritiers mâles).
   Les hommes se marient plus tard, vers 30 ans. Avant, ils ont des partenaires masculins ou vont voir des prostituées. L'écart entre les mariés est de 15 à 20 ans. Les hommes aiment la douceur et la blancheur chez les aimés, qu’ils soient hommes ou femmes. La pédérastie est forcément éphémère, car l’éromène vieillit. Dans l’Anthologie Palatine, on loue la beauté des filles et des garçons, qui ont un ennemi commun, le poil, symbole de la puberté. Aristote dit que « l’enfant a une forme féminine » : il y a une même esthétique et un même érotisme chez les jeunes des deux sexes. 
   Les filles sont souvent tuées à la naissance. On expose les garçons et les filles si l’enfant est le fruit d’un adultère, l'enfant d'une vierge séduite ou s’il présente des tares physiques, mais ces phénomènes ont des conséquences démographiques négligeables. Mais avec le contrôle de naissances des filles, qui représentent une dot et une bouche à nourrir, il semble qu’il manque une fille sur deux par rapport aux garçons avant la puberté : c'est un fait démographique important, qui peut expliquer lemariage tardif pour les hommes (qui sont moins nombreux à mesure qu'ils vieillissent). Le mariage est vu comme transitoire, c’est un service à la cité qui prend fin avec la fin de la fécondité. 
   Le cas de Socrate : pendant la guerre du Péloponnèse (-431 / -404), un décret stipule que les Athéniens peuvent avoir deux femmes car on manque d'hommes. Mais une seule sera l’épouse, d’origine athénienne, même si la deuxième fournit quand même des enfants légitimes. Socrate a une épouse officielle, Myrtô (qui n'a pas de dot), et une deuxième femme, Xanthippe, présente avant Myrtô.

Le gamos, fête nocturne
   La cérémonie de mariage est marquée par trois rituels : la séparation d'avec la famille, le transfert (cortège nuptial) et l'intégration dans un nouvel oikos. La jeune mariée offre sa chevelure à Artémis, qui veille sur la procréation ; on abandonne aussi à la déesse des sous-vêtements et des tambourins (car on quitte les chœurs de vierges pour entrer dans d’autres groupes cultuels). 
   Les divinités du gamos sont Zeus Téléios et Héra Téléia, le couple modèle, accompli, et Aphrodite avec Peithô, qui symbolisent la relation charnelle et la séduction ; Artémis représente la fin de l'enfance et la procréation. En grec, « être mise sous le joug » signifie être épousée. Les jeunes filles offrent à Artémis ce qui a un caractère sauvage : rupture avec Artémis. Pour accéder au thalamos (chambre nuptiale), il faut être pure : il y a un rite de purification avec de l'eau. 
   Avant le repas, on sacrifie aux dieux du gamos et à d’autres, selon les cités. Le repas a lieu chez le père de la fille, avec la famille de l’époux. Il y a des tables pour les hommes et des tables pour les femmes. La nymphe n’arrive qu’à la fin du repas, elle ôte son voile et reçoit des cadeaux du marié. Le cortège est la partie publique de la cérémonie : ainsi, le groupe social reconnaît le statut des futurs enfants ; c'est aussi un accomplissement physique du rite ; le cortège est accompagné de flambeaux (un « mariage sans flambeaux » est un mariage clandestin). La nymphe ne doit pas toucher le seuil de son nouvel oikos. Elle prend symboliquement possession des objets liés au nouveau rôle social de la nymphe, ce qui symbolise son nouveau pouvoir sur l’oikos. Le lendemain, il y a un nouveau cortège, avec des cadeaux de la famille de la fille. 


Chapitre V. La femme dans l'oikos : l'épouse d'Ischomaque

Des raisons pour vivre ensemble 
   Ischomaque est un homme riche, un aristocrate, un homme plus doué pour l'action que pour la parole. Il est un des personnages de l'Economique (un traité de Xénophon sur la manière de tenir sa maison et son épouse), mais a réellement existé. On ne connaît pas le nom de sa femme. L'épouse est une collaboratrice et une mère. Les parents de la nymphe et le mari ont le même but : que la jeune fille ait des enfants.
   Ischomaque a de l'attirance et de l'amour pour sa femme ; il est normal, pour les Grecs, d'aimer son épouse. Mais l’homme parle plus à tout le monde qu’à sa meilleure associée ; l’essentiel de sa vie est lié aux autres hommes, tandis que pour la femme, son mari et l’oikos sont toute sa vie ; l’essentiel de la vie de l’homme est liée au célibat. Le mari nourrit l’épouse-mère pour qu’elle nourrisse des enfants. L'union sexuelle permet de s’assurer des soutiens pour la vieillesse, l’enfant nourrira ses parents : c'est un facteur de cohésion sociale. Les activités de production de l’oikos sont dévolues aux filles.

Oikos et cité, en miroir
   L’homme grec « rentre toujours du dehors » : c'est le maître de son oikos, et il participe à l’administration de la cité, qui est comme un autre oikos. L’homme est chez lui un despote, mais dans la cité, il est un citoyen qui débat en ville : il y a une stricte séparation entre le privé et le public. 
   Le citoyen doit maintenir le potentiel militaire de la cité en faisant des enfants, mais l’homme n’est pas forcément porté à la reproduction. La cité lutte contre le célibat : une loi oblige le mari d’une épiclère à coucher avec elle au moins trois fois par mois ! La transmission des terres va de pair avec celle de la citoyenneté : la disparition d’un oikos signifie la disparition d’un citoyen, d’un potentiel, de terres, de la mémoire… L’épouse doit toujours être prête à être fécondée, d’où l’attention des médecins à la femme. Mais une trop grande fécondité génère une famille trop grande (donc un plus grand partage de l'héritage). Il existe des méthodes pour éviter les enfants, comme le coït interrompu, qui sont essentiellement les affaires de la femme. 
   Quand un citoyen n'a que des filles, il peut adopter de garçons ou se résoudre à ce que sa fille hérité (épiclérat). On expose les filles, on leur donne moins de soins et moins de nourriture, elles sont mises au travail plus jeunes, ce qui crée des déficiences.

La femme d'Ischomaque est la reine des abeilles
   L'homme acquiert des biens, la femme les conserve. Les buts de la vie d'une femme sont le travail, l'enfantement et les responsabilités : la nymphe vieillit vite et a toujours peur que son mari se détache d’elle (d’où des recours à la magie pour l’éviter). C'est un problème de la position sociale, la femme dépend de l’homme. L’homme peut avoir des concubines dans son oikos. Ischomaque pense qu'il n'y a pas de risque que la considération du mari baisse si la femme accomplit son devoir. La nature de la femme la rend apte à gérer la maison (elle n’est pas courageuse donc elle est attentive). Seules les femmes pauvres vont à l’agora, par obligation, la femme est normalement cantonnée à l'intérieur. 
   Ischomaque est pour sa femme un précepteur, car il est plus vieux, détient l'autorité et a l'habitude de commander. Son épouse est troublée à son arrivée, elle subit un choc et reste longtemps muette. La femme est la gardienne des lois ; la femme vertueuse se rapproche de l'homme, la vertu est un signe de virilité. Les auteurs comique dénoncent l'« autocratie domestique » de la femme. 
   L'épouse est une travailleuse, mais son travail est caché. Il y a des tensions à la fin de la guerre du Péloponnèse à Athènes (-404) : il y a beaucoup de femmes par rapport au nombre d'hommes, car beaucoup sont morts ou absents. Les femmes se concentrent dans dans un même oikos, on recueille des femmes de sa parenté : faut-il les faire travailler ?
   La majorité des textiles grecs sont faits par les femmes dans l’oikos, pour les membres de l’oikos. Le travail se fait en commun (femmes de tous les âges, esclaves et libres) : il y a une sociabilité des femmes dans l’oikos, même s’il y a sûrement un partage des tâches. Le travail textile est symbolique, il existe même dans les plus hautes classes, c'est le symbole du travail de la femme. Chez Aristote, l'épouse idéale est belle, tempérante et aime le travail gratuit. 

Femme grecque filant la laine, début du Ve siècle av. J.C. (source)
La laine est le symbole par excellence de la femme grecque.

   L'Economique est le « récit de la mise sous le joug d’une nymphe par son mari ». Dans un autre texte, on nous parle d’un Ischomaque (mais on ne sait pas si c'est le même) dont la veuve Chrésylla est une mégère. La dot de la veuve la rend moins dépendante, le remariage se fait dans des conditions très différentes du mariage. Avec le décret de Périclès en -451/-450, l’épouse d'un citoyen athénien doit être athénienne, on exclut les autres, ce qui crée une hausse de l’endogamie.

Chapitre VI. Femmes du dehors : d'Aspasie à Nééra

   Les hommes parlent peu des esclaves et des femmes libres qui échappent au système de l’oikos. Mais on possède de nombreuses anecdotes sur quelques hétaïres qui ne sont pas anonymes (contrairement aux épouses). 

Le lexique de la prostitution
   L'hétaïre est une amie (hétaïra signifie compagne) mais aussi une courtisane, un peu comme les geishas : elle n'a pas le statut de la femme légitime, c'est plutôt une plutôt maîtresse et  une concubine. La pallakè est une maîtresse ; le mot implique l'idée de régularité et de préférence du concubin ; la pallakè est entretenue par son protecteur. La pornè est une prostituée qui se vend.  
   Le mot hétaïre connote l'idée de plaisir (hédonè), mais ce plaisir n'est pas uniquement sexuel : les hétaïres, comme Aspasie, tiennent des salons où l'on écoute de la musique et où on récite de la poésie. Les revenus dépendent de l'attention accordée au client. Se pose la question de la catégorie juridique : ces femmes sont-elles libres ou esclaves ? Athéniennes ou étrangères ?

[je passe les quelques pages sur Aspasie, dont je me suis déjà beaucoup inspiré ici]

L'autre Aspasie : le modèle grec à la conquête des Perses
   Aspasie (celle de Périclès) est célèbre : Cyrus donne le nom d'Aspasie à sa concubine préférée. Le vrai nom de cette femme est Miltô. Elle naît à Phocée, est pauvre et orpheline de mère. Elle se distingue par sa maîtrise et sa fermeté, qui sont des qualités viriles. Elle devient très belle et naturelle (alors que les femmes sont connues pour leurs artifices). Elle est convoquée pour un banquet chez Cyrus, le frère du roi des Perses, qui gouverne la région ; son père refuse, il veut protéger la vertu de sa fille, mais Cyrus emploie la force. On amène quatre filles à Cyrus, dont Miltô, qui a refusé les vêtements et les fards, contrairement aux trois autres qui intriguent pour séduire Cyrus. Miltô se révolte, elle invoque les dieux grecs et sa liberté ; mais on la force à céder, elle doit prendre les vêtements, ce qui équivaut à une prise de fonction (comme son changement de nom). Elle se révolte quand Cyrus la touche ; il est charmé et la retient seule. On assiste ensuite à la naissance d’un amour réciproque. Cyrus est très grec, comme Aspasie II. Les deux Aspasie sont Ioniennes (l'Ionie région grecque d'Asie mineure), sages, et sont des mentors pour leurs amants. Aspasie II a également la noblesse et des qualités masculines. 
   A la mort de Cyrus qui s'est rebellé contre son frère, Aspasie fait partie du butin d’Artaxerxès, qui s’indigne qu’elle soit attachée ; on lui apporte des habits magnifiques. Aspasie devient la maîtresse du Grand Roi (nom que l'on donne au roi des Perses). Puis Darius, l'héritier du trône, demande à son père quelque chose qu’il n’a pas le droit de refuser : il demande Aspasie. Artaxerxès pose comme condition l’accord d’Aspasie, et elle accepte, ce qui est le signe de son habileté politique. Mais Artaxerxès la nomme prêtresse, ce qui l'oblige à la chasteté. A la mort du mignon du Grand Roi, tout le monde est en deuil pour plaire au roi, mais personne n’ose le consoler ; Aspasie se met sur son chemin en habits de deuil et pleure. Artaxerxès est touché, il l’amène chez lui et lui passe l’habit du mignon (eunuque) : Aspasie joue sur l’ambiguïté pour susciter le désir.

Nééra, à l'assaut des oikoi
   Nééra est une femme très libre, accusée d'avoir épousé l’Athénien Stéphanos alors qu’elle était étrangère ; elle doit être vendue en esclavage. L’accusateur doit prouver qu’elle est étrangère et mariée à Stéphanos, il retrace donc son parcours. 
   Nééra est achetée, encore impubère, par Nicarété, une ancienne esclave devenue maquerelle ; Nicarété la prostitue et fait croire aux Athéniens qu'elle est libre, car cela attire les citoyens. Mais Nééra est une esclave. L’argent du client va surtout à Nicarété, qui n’est pas du même monde qu’Aspasie. La fille dépend de celle qui l’a achetée et de celui qui l’utilise, qui peut la louer. 
   Nicarété n’est pas citoyenne, elle ne peut pas posséder de biens fonciers : elle loue un toit à un citoyen qui ne se salit pas les mains mais possède la maison. Nééra voyage beaucoup avec Nicarété ou avec des clients ; sa mobilité s'oppose à la stabilité de l’épouse et lui permet de se créer un réseau.
   Deux hommes veulent acheter Nééra ensemble car ses passes sont devenues trop chères. Nicarété est d’accord (peut-être parce que Nééra vieillit et risque de tomber enceinte). Nééra a désormais une certaine indépendance économique, elle est une concurrente sexuelle pour les épouses, elle travaille seule ou choisit des associées. Mais les deux hommes se marient et ne veulent plus d’elle : ils veulent bien l’affranchir si elle rembourse les 30 mines qu’elle a coûtées (mais les hommes baissent à 20). 
   Nééra fait venir d’anciens amants qui lui font des dons, qu’elle confie à un certain Phrynion en lui demandant de compléter, pour racheter sa liberté. Phrynion accepte et emmène Nééra à Athènes. Nééra prend son indépendance par rapport à Phrynion, va à Mégare en emportant des bijoux, des vêtements et deux servantes de Phrynion. Mais son commerce est mauvais. Stéphanos, un client, arrive. Nééra est indépendante mais elle doit prendre un patron (Phrynion normalement) : elle choisit Stéphanos, à Athènes. Stéphanos veut introduire les enfants de Nééra dans sa phratrie ; Nééra apporte des cadeaux (qui équivalent à une dot) et ils se marient. Stéphanos devient maquereau, le prix de Nééra est plus haut car elle passe pour libre, tout comme sa fille Phanô ; les hommes ont un goût prononcés pour les femmes « respectables » (libres). Phrynion la rattrape, elle doit rendre ce qu’elle a pris, et Phrynion et Stéphanos se partagent Nééra selon le jour.
   Stéphanos présente Phanô comme la fille d’une épouse athénienne antérieure, et la marie avec Phrastôr. Mais Phrastôr renvoie Phanô enceinte, sans sa dot, lorsqu’il découvre la vérité. Nééra et Phanô vont assister Phrastôr malade : celui-ci reconnaît le garçon qui naît, mais sa phratrie ne le fait pas. L'intégration échoue.
   Stéphanos a aidé un citoyen pauvre, Théogénès, qui est ensuite désigné archonte-roi ; Stéphanos lui offre sa « fille » Phanô. La fête des Anthestéries comporte un hieros gamos (union sacrée) entre Dionysos et l’épouse de l’archonte-roi ; la première condition de ces rites est la pureté. Or Phanô a une vie licencieuse, elle est adultère, et cela représente un danger pour les rites. La loi sur l’adultère stipule que l’époux doit répudier une femme adultère, sinon il est exclu de la communauté politique ; la femme adultère est exclue des cérémonies publiques (même les esclaves peuvent y participer). 
   Si Nééra perd le procès, elle deviendra esclave, alors qu’elle a une bonne situation matérielle. Elle n’a pas réussi à intégrer le « groupe de reproduction politique », alors que d’autres si. On ne connaît pas le verdict du procès.