28 novembre 2014

Les Francs et le mythe de Troie

   Le mythe de la guerre de Troie, mis à l'écrit quelque part vers le VIIIème siècle av. J.C. par Homère (ou plusieurs personnes, ou plusieurs écoles, là n'est pas la question) est probablement l'un des mythes les plus connus de l'Antiquité. Petit rappel : Eris, déesse de la Discorde, n'est pas invitée au mariage de Thétis et de Pelée (les parents d'Achille). Pour se venger, elle lance une pomme d'or au milieu des convives, sur laquelle il est écrit "à la plus belle". Trois déesses se disputent le prix : Athéna, Aphrodite et Héra. Le berger Pâris, qui est en réalité le fils de Priam, roi de Troie, est choisi pour désigner la plus belle. Chaque déesse lui promet quelque chose : Pâris choisit Aphrodite, qui l'assure en retour de l'amour de la plus belle femme du monde, Hélène de Sparte. Un peu impatient, le jeune Pâris, en ambassade à Sparte, s'enfuit avec Hélène. Ménélas, l'époux d'Hélène, monte une grande coalition pour aller casser du Troyen et récupérer son épouse. S'ensuivent dix ans de guerre à l'issue desquels Troie est mise à sac par les Grecs. Une grande partie de la population troyenne s'enfuit.

Le jugement de Pâris, Enrique Simonet, 1904. (source)

   La légende d'Enée suit celle de la guerre de Troie : selon Virgile, Enée, fils d'un homme et d'Aphrodite, s'enfuit de Troie en flammes avec son père sur le dos et son fils dans les pattes. Après diverses aventures, il échoue sur les rives italiennes, fonde la ville d'Albe, qui sera à l'origine de la ville de Rome. Ce mythe sert à justifier la politique romaine de la fin du Ier siècle av. J.C. : en se revendiquant de Troie, les Romains cherchent à fédérer l'ensemble de la Méditerranée du nord sous une même culture ; l'ancienneté étant un gage de qualité, faire remonter l'existence de Rome jusqu'à Troie est aussi significatif, et sert à justifier le pouvoir immense que possède Rome.
   
   La récupération du mythe des origines troyennes par les Francs est beaucoup moins connue. Et elle est aussi beaucoup plus étonnante. Les Francs sont un peuple germanique, dont la culture n'est pas romaine : pourquoi revendiquent-ils ce mythe ?
   Il faut tout d'abord noter que les Francs ne se définissent pas d'emblée comme les descendants des Troyens. Ce n'est qu'à partir du milieu du VIIème siècle que cette histoire apparaît, dans la Chronique dite de Frédégaire. Le mythe est repris au début du VIIIème siècle par le Livre de l'Histoire des Francs (Liber Historiae Francorum). Si le contenu de la légende varie selon les sources, la trame principale demeure la même : après la prise de Troie, une partie de la population aurait fui sous l'égide de Priam et d'Anténor. Contrairement à Enée qui emprunte la voie maritime, ces fuyards passent par la terre, et s'installent sur les bords du Danube où ils fondent une ville nommée Sicambria - on donne parfois le nom de Sicambres aux Francs, notamment dans le célèbre passage du baptême de Clovis chez Grégoire de Tours : "Baisse la tête, fier Sicambre : brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé". Les sources mentionnent aussi le nom d'un autre ancêtre troyen des Francs : Francion, duquel descendraient les Mérovingiens, rois des Francs. Frédégaire, dans sa Chronique, fait non seulement remonter la dynastie mérovingienne à Priam, considéré comme le premier "roi chevelu" (les cheveux longs sont un élément de la royauté sacrée des rois mérovingiens), mais il rapporte aussi que Mérovée, autre ancêtre mythique des Mérovingiens, aurait été conçu lors de l'union de sa mère avec un monstre marin, le Quinautaure. Cette origine semi-divine justifie le pouvoir des Mérovingiens sur les Francs.

Dans ce manuscrit du XVème siècle est représentée la fondation des quatre principales villes de l'humanité : Venise, Sicambria, Carthage et Rome. Sycambria est en haut à droite. Le personnage vêtu d'un haut bleu parsemé de fleurs de lys est Francion. Les symboles de la dynastie française (le bleu et les lys) montrent que le mythe troyen est à l'origine de la nation franque, mais aussi de ses chefs, qui espèrent en tirer du prestige. (source : BnF)

   Ces quelques éléments sont intéressants pour comprendre l'idéologie des rois francs : au VIIème siècle, en reprenant à leur compte une propagande romaine, les Francs se montrent héritiers de l'empire romain ; leur ancienneté rivalisant avec celle des Romains, cela augmente leur prestige. Cette légende illustre aussi la fusion de deux cultures : les Francs installés en Gaule n'entendent pas rompre avec Rome, bien au contraire ; ils conservent toutefois une part de germanité, en témoigne la légende du Quinautaure, qui n'est pas gréco-romaine.
   Le mythe de l'origine troyenne des Francs est donc au service de la légitimité d'une dynastie et d'un peuple. Il est appelé à une grande postérité : toutes les histoires nationales du Moyen Âge font référence à ces origines. On l'enseigne aux rois : par exemple, en 1200, Gilles de Paris offre au futur Louis VIII un long poème en vers qui, entre autres, dresse une généalogie faisant remonter les Francs à la fondation de Sicambria. Au XVème siècle, le mythe est utile aux rois de France dans leurs querelles avec l'empereur : le passé prestigieux dont ils se revendiquent leur permet de contrer, sur le plan idéologique, les prétentions universalistes de l'empire.

Références
   Ces quelques remarques m'ont été inspirées par un manuel d'histoire, La France avant la France (481-888), de Geneviève Bührer-Thierry et Charles Mériaux, qui consacrent un encart aux mythes des origines troyennes aux pages 57-58. C'est par ailleurs un très bon livre pour ceux qui voudraient apprendre à connaître le haut Moyen Âge.

9 novembre 2014

Du paganisme dans le christianisme ? Quelques réflexions sur la christianisation de l'Europe


   J'ai depuis longtemps promis à certains lecteurs de ce blog une histoire de la christianisation de l'Europe. Bon, désolée, mais ce ne sera pas encore pour cette fois, même si le sujet du jour s'en rapproche : je voudrais, par quelques anecdotes, évoquer certaines des modalités de passage du paganisme au christianisme en Europe.
   
   Quelques éléments de contexte tout d'abord : la christianisation de l'Europe est un processus très long, qui dure des premiers siècles de notre ère à la fin du Moyen Âge (le dernier roi païen à se convertir est le roi de Lituanie, en 1386). Encore faut-il préciser que nous n'avons accès, la plupart du temps, qu'à la religion des "grands", et que nous connaissons assez mal les modalités de conversion des populations rurales, qui gardent pendant longtemps des croyances que le clergé qualifierait de païennes. La conversion des élites, donc, ne signifie pas forcément la conversion de la population.

   Un peu de théorie maintenant. Jacques Le Goff, en 1977, a défini trois modes de refus de la "culture folklorique" par le christianisme :
1) la destruction. Les chrétiens détruisent purement et simplement les éléments païens pour les éliminer. L'exemple le plus connu est la destruction d'arbres sacrés par saint Martin de Tours en Gaule, ou par saint Boniface en Germanie.
2) l'oblitération. On superpose à des personnages ou à des thèmes païens des personnages/thèmes chrétiens, jusqu'à effacer les éléments originaux.
3) la dénaturation. Il s'agit d'intégrer un élément de la culture païenne dans le christianisme, mais en changeant radicalement son sens. Par exemple, le mythe celtique du dragon est réinterprété dans le christianisme comme l'avatar du démon.
   A noter que l'utilisation des termes "culture folklorique" peut poser problème : qu'est-ce que le folklore ? Une forme de religion populaire ? Ce qui n'est pas christianisé ? C'est une expression employée par Le Goff, je la reprends donc, mais pour cet article, je lui préférerais les termes de "pratiques païennes", qui me semblent plus compréhensibles et moins problématiques.

   Pietro Boglioni, dans cet article (sur lequel je me base en partie), critique toutefois Le Goff, en rappelant que ces trois catégories peuvent se chevaucher et ne sont pas forcément très nettement délimitables. Il en veut pour exemple une anecdote racontée par Grégoire, évêque de Tours dans la seconde moitié du VIème siècle. C'est cette anecdote que je voulais exposer pour illustrer les modes de christianisation de la société.
   Grégoire raconte que, dans l'actuel Gévaudan, des ruraux se regroupaient chaque année près d'un lac au sommet du mont Helarius. Pendant trois jours, ils faisaient des offrandes au lac, puis redescendaient durant une grande tempête. Grégoire ne paraît pas très intéressé par ce qu'il raconte : pour lui, ce ne sont là que des coutumes imbéciles qui ne méritent pas d'être détaillées. Il raconte ensuite que l'évêque du coin, mécontent de ces rites, prêche la parole divine aux paysans : c'est un échec retentissant. L'évêque décide alors de faire venir de Poitiers les reliques d'Hilaire (en latin Hilarius) ; il fait bâtir une église près du lac et dépose les reliques à l'intérieur. Alors - selon Grégoire du moins -, les paysans comprennent enfin que la "seule vraie religion" est celle du Christ, et deviennent chrétiens.

 Grégoire de Tours, c'est notre raïs à nous, les médiévistes. (source)

   Ce qui me semble intéressant dans cette histoire, c'est que l'évêque joue explicitement sur l'homonymie entre la montagne Helarius et saint Hilarius, et qu'il "récupère" un culte païen en le christianisant, du moins en surface. Pietro Boglioni pense que le nom de la montagne est aussi celui d'une divinité, qui serait garante de la fertilité (d'où la mention de la tempête à la fin de la fête). Officiellement, les paysans ne rendent plus de culte à ce dieu païen, mais vénèrent le Christ. Mais on peut se demander s'ils font vraiment une différence entre la déposition d'offrandes dans l'église consacrée à Hilarius et la déposition d'offrandes dans le lac consacré à Helarius. En tout cas, il y a là à la fois oblitération et dénaturation, si l'on reprend les catégories de Le Goff : par la récupération, l'évêque tente à la fois de dissimuler le sens païen de la fête (oblitération) et de changer son sens profond (dénaturation).
   Le christianisme, quand il s'impose, est donc obligé de faire avec les coutumes païennes : plutôt que de les attaquer de face, ce qui pourrait susciter des réactions violentes (la christianisation des Saxons par la force, à la fin du VIIIème siècle, sera par exemple à l'origine de nombreuses révoltes païennes), il cherche à les récupérer et à en christianiser le sens, quitte, parfois, à "paganiser" le christianisme.

   Une autre anecdote me paraît encore plus parlante. Je ne m'appuie plus ici sur l'article de Pietro Boglioni, mais sur plusieurs lectures, en particulier sur le livre de Richard Fletcher, The conversion of Europe from paganism to Christianity (malheureusement, cet ouvrage n'est pas traduit).
   Quittons la Gaule pour l'Irlande. L'Irlande a été christianisée assez tôt, dès le Vème siècle avec, entre autres, saint Patrick. Au VIIème siècle, un clerc rédige la Vie de sainte Brigitte de Kildare. Problème : les historiens sont aujourd'hui convaincus que la Brigitte dont il est question dans le texte n'a jamais existé. Certains éléments de sa Vie reprennent en outre ouvertement des éléments de culture celtique : c'est le cas du passage dans lequel Brigitte accroche son manteau à un rayon de soleil. Ce motif n'est présent nulle part dans la culture chrétienne. Il semble tout à fait probable que le culte vouée à sainte Brigitte soit la continuation du culte d'une déesse celtique du feu. La fête de sainte Brigitte est célébrée le 1er février, et correspond à une fête païenne du printemps. Comme pour le culte du mont Helarius, le christianisme ne peut oblitérer totalement la culture qui lui préexiste et incorpore des éléments païens en les christianisant. Cela est sensible jusque dans le langage : le mot vieil-irlandais signifiant "saint patron", érlam, avait le sens de "dieu de la tribu" ou de "divinité tutélaire" avant la christianisation.

   Un dernier exemple de la manière dont le christianisme se trouve contraint de négocier avec les croyances chrétiennes : dans la Vie d'Anskar (un saint qui tente d'évangéliser la Scandinavie au IXème siècle), écrite par Rimbert, évêque d'Hambourg-Brême, des païens en difficulté font appel au dieu des chrétiens, qui accepte de les aider alors que ces mêmes païens ont interrogé par la divination leurs propres dieux, qui ont refusé de les soutenir. L'intérêt n'est pas ici de savoir si des païens ont réellement appelé à l'aide le dieu chrétien : la Vie d'Anskar, comme toutes les Vies de saint, est une construction littéraire. L'auteur, dans ce passage, cherche à montrer que son dieu est tellement miséricordieux qu'il n'hésite pas à aider ses ennemis. En ce sens, Rimbert veut faire savoir - du moins il me semble - qu'il est possible de faire des compromis avec les païens, dans le but cependant de les convertir à la fin. Rimbert a probablement en tête les échecs répétés de la christianisation des Saxons : il sait que la force ne marche pas, et qu'il vaut mieux s'adapter pour christianiser.

   Ces trois histoires, que j'ai volontairement choisies dans des espaces différents, sont à mon sens assez représentatives de la manière dont s'opère la christianisation de l'Europe en profondeur : si les missionnaires vont jusqu'à détruire et à profaner sans sourciller les temples païens, les clercs sont conscients que la force n'est pas efficace pour christianiser une société sur le long terme. Ce modèle n'est toutefois pas toujours respecté : il y a des épisodes de christianisation d'une grande violence en Europe (et ailleurs). Je voulais simplement montrer que ce n'était pas, et de loin, la seule modalité.

5 novembre 2014

Dames du XIIème siècle

   Aujourd'hui, nouvelle fiche de lecture, sur un ouvrage de Georges Duby : Dames du XIIème siècle, tome 1 : Héloïse, Aliénor, Iseut et quelques autres, paru en 1996. 
   Voici le résumé du livre, tel qu'il apparaît sur la quatrième de couverture : « Je présente ici six figures de femmes que j'ai choisies parmi les moins indistinctes. C'est un commencement. Un autre livre traitera du souvenir des aïeules, tel qu'il se conservait dans les maisons de haute noblesse, précisant l'image que les chevaliers se faisaient en ce temps des dames. J'examinerai enfin, dans un dernier tome, quels jugements portaient sur ces femmes les hommes d'Eglise qui dirigeaient leur conscience et s'efforçaient de les tirer de leur perversité native. Ce que je m'emploie à montrer n'est pas le réel, le vécu, inacessibles. Ces femmes ne seront jamais que des ombres indécises, sans contour, sans profondeur, sans accent. Ce sont des reflets, ce que reflètent des témoignages écrits. Des témoignages datant de l'époque, tous officiels, lancés vers le public, jamais repliés sur l'intime. Des textes écrits par des hommes, faits pour être dits à haute et intelligible voix et pour enseigner. Pas plus que la sculpture ou la peinture, la littérature du XIIème siècle n'est réaliste. Elle figure ce que la société veut et doit être. Reconstituer un système de valeurs, voilà tout ce qu'il m'est possible de faire. Et reconnaître dans ce système la place assignée aux femmes par le pouvoir masculin. »
   Chaque chapitre du livre s'articule autour d'une figure féminine, réelle ou non, du XIIème siècle : Aliénor d'Aquitaine, Marie-Madeleine, Héloïse, Iseut, Juette, Dorée d'Amour et la Phénix. Ces différents exemples permettent à Duby d'exposer les différentes visions des femmes et du féminin au milieu du Moyen Âge. 
   (toutes les expressions entre guillemets sont tirées du livre ; les crochets sont des précisions personnelles)


Introduction 
   Les textes qui parlent des femmes sont des textes officiels écrits par des hommes (souvent des hommes d’Eglise, qui craignent les femmes). La littérature représente ce que la société « veut et doit être ». L’historien se propose de reconstituer un système de valeurs et d’envisager la place attribuée aux femmes par les hommes dans ce système.



Aliénor
 
Pour comprendre le monde d'Aliénor, carte de la France du XIIème siècle. La duchesse d'Aquitaine possède tous les territoires qui sont en orange clair. Elle est donc un enjeu important dans le cadre des rivalités entre les rois de France et d'Angleterre : quand elle se marie au futur roi d'Angleterre, ses possessions échappent au roi de France.


   Au XIIème siècle, l'abbaye de Fontevraud (dans l'actuel Maine-et-Loire) est une des plus grandes et des plus prestigieuses abbayes de femmes ; Aliénor y meurt le 31 mars 1204. Son gisant, façonné des années après, doit montrer la plénitude du corps au jour de la résurrection des morts : il ne se préoccupe donc pas de vraisemblance.
   En 1137, Aliénor, 13 ans, est marié à Louis VII, 16 ans. Les historiens, plus tard, célèbrent sa beauté (convenance) + légende scandaleuse à la fin du siècle, capacité d’ensorcellement. 
   Vision moderne d'Aliénor d'Aquitaine : on la montre comme une victime ou une femme libre, « mais toujours affolant les hommes ». Elle est aussi la « reine des troubadours », qui aurait répandu l’amour courtois. Cette vision est toutefois erronée : elle est due à la déformation précoce du souvenir de cette reine, considérée comme volage, infidèle à son époux et à Dieu (car une légende rapporte qu'elle aurait couché avec Saladin). Neuf ouvrages parlent d’Aliénor entre 1180 et 1200, la montrant sous un jour défavorable car : 
   1) c’est une femme, donc une créature essentiellement mauvaise, 
   2) son grand-père était Guillaume IX, le premier troubadour, était déjà dénoncé pour sa liberté de mœurs et son rejet de la morale ecclésiastique, 
   et surtout car 3) elle a demandé le divorce contre Louis VII, 
   4) elle a monté les fils d’Henri Plantagenêt contre lui et s’est elle-même rebellé. 

   Le divorce d'Aliénor et de Louis VII, en 1152, est « la grande affaire européenne », car les Etats européens, surtout les rivales France et Angleterre, se renforcent, et leur destin dépend beaucoup des alliances. Or Aliénor est l’héritière d’un Etat qu’elle emporte en changeant de mari : l'Aquitaine. De plus, l’Eglise est en train d'achever de faire du mariage un sacrement, pour s’en assurer le contrôle ; elle ordonne de le rompre en cas d’inceste (parents en deçà du 7ème degré), mais les aristocrates sont tous parents → le pape peut intervenir à sa guise dans le jeu politique des alliances. 

   Des auteurs du Moyen Âge affirment que la deuxième croisade a échoué parce que Louis VII avait emmené sa femme → des nobles l’imitent → l'armée du Christ (et son idéal de chasteté virile) est encombrée de femmes et de turpitude → cela suscite la colère de Dieu. A Antioche, en mars 1148, Aliénor rencontre son oncle Raymond, maître de la ville ; ils s'entendent bien, très bien même, et Raymond aurait projeté d’enlever Aliénor avec son accord : elle est considérée comme « dépourvue de cette retenue qui sied aux épouses, principalement aux épouses des rois, et qui contrebat leur penchant naturel à la luxure. » Aliénor se rebelle contre son époux et maître en exigeant le divorce ; elle invoque la consanguinité. Les conseillers du roi lui intiment la patience pour éviter l’opprobre. Au retour de la croisade, le pape veut réconcilier les époux ; il en tire du profit car 1) il manifeste ainsi son pouvoir de contrôle sur le mariage, 2) il redoute les troubles politiques du divorce. Il remarie les époux et interdit de dissoudre l’union. Mais en 1152, lors d'une assemblée de prélats à Beaugency, des témoins affirment que le mariage est incestueux : ce n’est donc pas un mariage, le lien n’existe même pas. Louis VII s’était résigné depuis 1148, probablement en raison de la stérilité du mariage : Aliénor lui a donné 2 filles en 15 ans, or le roi a besoin d’un héritier mâle.
   En mai, elle épouse Henri Plantagenêt (après deux tentatives d’enlèvement par d'autres hommes, car elle est un « parti magnifique ») malgré la consanguinité, le soupçon de stérilité et l’interdit jeté sur elle par le père de l’époux. Geoffroy d'Anjou a en effet jeté l'interdit sur ce mariage car Aliénor elle est la femme de son seigneur (Geoffroy est vassal de Louis VII, donc Henri aussi), ce qui est pire que l’inceste aux yeux de l’Eglise ; à cela s'ajoute un inceste du second type car ce Geoffroy aurait couché avec Aliénor.
   [Note : l'inceste de second type est un inceste qui ne prend pas directement en compte les liens de sang, mais qui est quand même interdit. Pour donner un exemple, si un homme avait des relations avec la seconde épouse de son père, ce serait un inceste du second type.]
   Dix ans plus tard, Aliénor se rebelle contre son second époux, entretemps devenu roi d'Angleterre. A 50 ans, inféconde et moins belle, elle n’a « plus d’utilité pour son homme ». Elle est dans un âge où les veuves ont un vrai pouvoir (elles ont le respect de leurs fils et, si leur époux est mort, un douaire [portion de biens que l'époux réserve à sa veuve]), mais Henri II vit encore. Elle s’appuie sur ses fils, notamment Richard, futur Cœur de Lion, à qui revient l’Aquitaine. Au printemps 1173, elle soutient la révolte de ses trois fils contre leur père ; ce type de révolte face à un père qui tarde à mourir est courant, mais les mères trahissent rarement leur mari → Aliénor fait scandale, « elle sembl[e] pour la seconde fois enfreindre les règles fondamentales de la conjugalité ». Le roi vient à bout du soulèvement, Aliénor est capturée en novembre 1173, en habits d’homme (ce qui est un autre manquement grave, qui sera durement reproché à Jeanne d'Arc) alors qu’elle tente de se réfugier auprès de Louis VII ; elle reste prisonnière jusqu’à la mort d’Henri II en 1189. 

   Ses contemporains dénoncent la mauvaiseté d’Aliénor : ses actes mettent en évidence les « puissances terrifiantes dont est douée par nature la femme, luxurieuse et traîtresse » → elle justifie le fait que les femmes doivent être sous la tutelle d’un homme et est la « représentation exemplaire » de ce qui fascinent et effraient les hommes de l’époque. 
   Mais le destin d’Aliénor ne diffère de celui de toutes les héritières d’une seigneurie (mariées et remariées aussi longtemps qu’elles peuvent enfanter) que par les deux accidents que sont le divorce et la rébellion, dont l’intérêt majeur est d’avoir suscité des commentaires écrits qui permettent d’appréhender la condition féminine. 
   Aliénor vient d’une province lointaine → c'est une intruse calomniée à la cour, qui est marquée peur de la stérilité. A Antioche, elle est le jouet politique de son oncle, seul mâle du lignage, qui a sur elle le pouvoir d’un père. Elle va de grossesse en grossesse, comme toutes les femmes, dès qu’elle est mariée au roi d’Angleterre (10 enfants en 20 ans), puis elle est en position de matrone, usant de son ascendant sur sa descendance. « Comme toutes les veuves de son rang, elle se retira enfin » dans un monastère, Fontevraud, qu’elle avait comblé de faveurs pour racheter ses fautes. Henri II et Richard y reposent déjà. 
   La vision des Anglais se traduit dans leur interprétation de la mort d’Henri II : Dieu aurait puni en lui la faute de son épouse, sa bigamie, son caractère incestueux et l’inceste du second type. Dans la France du Nord, le Roman de Renart évoque, à travers Ysengrin, les déboires conjugaux de Louis VII ; Aliénor est à la fois les personnages d'Hermeline, de Fière et d'Hersent, les épouses infidèles de différents animaux du conte. 

   « Quiconque en ce temps entendait parlait d’Aliénor pensait au sexe », elle est l’incarnation de la luxure ; cela arrange les hommes pour qui elle est un jouet, mais il faut que les règles du jeu soient respectées (discrétion) → on condamne Louis VII qui n’a pas su calmer son épouse et qui a « le mauvais goût de se montrer jaloux ».



Marie-Madeleine

   Au milieu du XIIème siècle, un guide pour les pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle indique les sanctuaires qui valent le détour, dont Vézelay dédié à sainte Marie-Madeleine : un des quatre chemins de Compostelle en part, saint Bernard y prêche la deuxième croisade → c'est un lieu important. La sainte accomplit les mêmes miracles que le Christ (rendre la vue aux aveugles, la parole aux muets…) ; « pour l’amour d’elle, le Seigneur remet leurs fautes aux pécheurs » → son culte a un franc succès. Il y a une « présence insistante dans l’imaginaire collectif » de la figure de l’amante de Dieu, de la pardonnée, qui est un reflet des craintes et des désirs masculins. 

   Marie-Madeleine est mentionnée 18 fois dans la Bible. Elle est le premier témoin de la Résurrection, ce qui fait d'elle l'Apôtre des apôtres. Le Moyen-Âge assimile deux autres femmes à Marie-Madeleine : une prostituée anonyme et Marie, la sœur de Marthe et de Lazare ; toutes versent un parfum sur le corps de Jésus, dans une posture de contemplation amoureuse. 

   Dans un monastère d’hommes, vers 1000, on trouve le plus ancien texte composé pour être lu le 22 juillet, jour de la fête de Marie-Madeleine : c'est un commentaire de l’Evangile. Marie-Madeleine y est célébrée en tant que femme, mais elle doit apporter un enseignement spirituel à des hommes ; mieux, elle est présentée en tant que dame cherchant à approcher le ciel, alors même qu'elle est riche et dispose de ses biens (comme les princesses veuves qui se retirent pour pleurer leurs fautes, dépouillées des charmes inquiétants de la féminité). Pour l’auteur de ce texte de 1100, Marie-Madeleine est coupable, mais comme chacun d’entre nous. Sa nature féminine est définie non par la luxure mais par :
   1) la faiblesse, mais c'est une faiblesse dominée donc exemplaire, 
   2) l’amour, vertu majeure qui permet la persévérance. 
   Se jeter aux pieds de Jésus, comme le fait Marie-Madeleine, est un geste d’amante, pas de pénitente. 
   Il y a là une réhabilitation de la féminité ; pour avoir aimé et attendu, une femme, malgré ses faiblesses, a reçu l’insigne honneur d’annoncer le miracle. A mi-chemin entre Eve et Marie, Marie-Madeleine est une femme pécheresse comme toutes les femmes, elle est donc accessible. On met, à cette époque, l'accent sur un geste éloquent : l’agenouillement, posture d’humiliation et de dilection, qui est au cœur des rites de passage manifestant la conversion (comme le mariage, l'engagement vassalique ou la profession monastique), qui imposent  d’obéir et de servir → Marie-Madeleine, par ce geste, change de vie, elle renaît ; elle invite les moines à se mettre à la disposition du Seigneur, à le servir comme elle. Elle affirme la vérité de la Rédemption et de l’Incarnation (contre les hérésies), et justifie la richesse du monastère, puisqu’elle-même est riche. Les hérétiques sont des Judas qui condamnent l’opulence de l’Eglise, comme celui de la Bible qui condamne le gaspillage du parfum. Du monastère, « les exigences de soumission, de service et d’amour doivent s’étendre à toute l’Eglise » → il y a un appel à la réforme générale de l’institution. 

   L'abbaye de Vézelay est fondée par Girard de Roussillon vers 860 et dédiée au Christ, à la Vierge et à saint Pierre. Les saints demeurent présents et puissants sur terre via leurs reliques : ils sont des relais entre la terre et les cieux. L’Eglise se tourne vers les saints du Nouveau Testament au XIIème siècle, mais la chrétienté latine ne possède rien de leurs corps ; le souci de se relier aux temps apostoliques via ceux qui ont suivi le Christ explique le succès de Compostelle (où se trouvent les reliques de saint Jacques), de Rome (reliques de saint Pierre) et des saints locaux qu'on assimile à certains de ces saints bibliques. En 1037, un certain Geoffroi, élu abbé de Vézelay, veut réformer l’abbaye, qui doit pour cela être prospère et donc abriter des reliques → Geoffroi ordonne la rédaction d’un recueil de miracles pour lancer le pèlerinage. On choisit Marie-Madeleine car son renom commence à grandir en Occident, et aussi parce qu'elle est la patronne de la réforme générale dans la région. En 1050, Geoffroi obtient d’ajouter Marie-Madeleine aux saints auxquels est consacrée l’abbaye ; en 1058, une bulle affirme que la sainte repose à Vézelay ; en 1108,  les autres patrons sont effacés au profit de la seule Marie-Madeleine → succès du pèlerinage. 

Photo de l'intérieur de la basilique de Vézelay, qui contient les supposées reliques de Marie-Madeleine. Je vous encourage à y aller, c'est beau, c'est très beau même. (source de l'image)


   Pour célébrer ce culte, il faut des légendes à lire durant les offices → trois récits expliquent comment les restes de la sainte se sont retrouvés en Gaule : 
   1) un récit érémitique inspiré de Marie l’Egyptienne (une sainte qui aurait vécu dans le désert de Palestine durant de nombreuses années pour expier ses péchés)
   2) un récit apostolique, selon lequel Marie-Madeleine aurait pris la mer avec Maximin pour évangéliser le sud de la France ;à sa mort Maximin lui aurait dédié un sarcophage à la Sainte-Baume 
   3) un récit selon lequel un religieux aurait dérobé ses restes aux Sarrasins qui occupaient la Provence, sur ordre de Girard de Roussillon. 
   L'idée de Marie-Madeleine au désert, présente dans le premier récit, encourage l’Eglise à s’écarter davantage du monde charnel ; il y a une nécessité de se purifier, comme avant de pénétrer dans la basilique construite par Maximin, dont l’accès est interdit aux femmes (l'essor du culte de Marie-Madeleine ne va en effet pas de pair avec une promotion de la condition féminine) → Marie-Madeleine n'a ni armes ni sexe, à un moment où l’Eglise entend purifier les grands de ce monde de ces péchés. On insiste chez la sainte sur l’amour, par sur le péché ou le rachat. 

   Au début du XIIème siècle, un sermon de Geoffroi de Vendôme insiste sur l'épisode biblique du repas chez le pharisien ; ce dernier est condamné parce qu’il voulait chasser la pécheresse. Marie-Madeleine y est présentée comme une grande pécheresse, en proie aux sept démons (les sept péchés capitaux) ; consciente de ses fautes, elle est pardonnée pour sa crainte et son espérance, pas pour son amour ; elle est soumise et n’est pleinement rachetée qu’après avoir fait pénitence → c'est une « victime obstinée » devenue « portière du ciel ». Dans une lettre de Geoffroi de Vendôme, la sainte est montrée comme portière de la faute : elle est un instrument du Diable, comme toutes les femmes, par qui la damnation s’introduit dans le monde. Marie-Madeleine, pour devenir l’espoir des pécheurs et passer de l’enfer au ciel, a dû détruire complètement « la part féminine de son être ». 

   Une inflexion nouvelle se fait jour au moment du succès de la réforme ecclésiastique (1075-1125). On définit deux catégories d’hommes : ceux à qui les femmes sont interdites et ceux qui en ont une ; ces derniers, souillés par leurs rapports charnels, doivent être soumis aux premiers. → Idée que la source première du péché est le sexe ; dès lors, la pierre d’achoppement de la réforme est femme. Les hommes qui portent la réforme sont souvent « d’anciens fornicateurs assagis » qui ont dû se réformer eux-mêmes → pour eux, la femme est une prostituée → ils ont peur de ce qui est féminin en eux, c’est-à-dire animal. Il y a en outre un essor de la prostitution, dues à des femmes abandonnées par leurs maris clercs, incestueux ou bigames pendant la réforme → danger, il faut les encadrer. 
   Dans le monastère de Robert d’Arbrissel, cependant, les femmes sont supérieures aux hommes : les hommes doivent les servir pour gagner l’amour du Christ (comme le chevalier sert la dame et espère gagner l’amour du seigneur) → cela va trop loin pour l’Eglise qui a la hantise de la souillure sexuelle ; il faut contenir les femmes à distance du sacré et les encadrer pour les empêcher de nuire. Cela passe par le mariage, à un homme ou au Christ, que les femmes doivent aimer, craindre et servir. Sans mariage, la femme devient une prostituée. Des évêques réécrivent la vie de prostituées repenties qui deviennent saintes à force de pénitence → l’âme la plus souillée peut être blanchie par la pénitence corporelle, d’où le fait que la Marie-Madeleine de Geoffroi de Vendôme ressemble à Marie l’Egyptienne, d’où l’imploration des pécheurs et la rémission de leurs péchés par elle : c'est une « médiatrice écoutée parce que pénitente obstinée ». 

   Au début du XIIème siècle, l’Eglise met en place le sacrement de pénitence, instrument par lequel elle entend pousser plus loin la réforme des mœurs. On trouve là l'idée d’une tarification, d’une comptabilité gérée par les prêtres ; l’image de Jésus qui pardonne uniquement par amour s’efface → changement dans la perception de Marie-Madeleine, insistance sur le péché et le rachat, l’autodestruction physique, même si le vocabulaire courtois persiste. Au XIIIème siècle, le sermon du 22 juillet insiste sur la prostituée pleurant ses fautes, pas sur l’amoureuse. Les fidèles voient d’abord Marie-Madeleine en larmes, larmes nées de la douleur des péchés. 

   Ces sermons ne s’adressent pas aux femmes. Certaines, à partir de la fin du XIIème, vivent à l’écart du monde, en pénitentes, comme Marie-Madeleine. Mais pour les prêtres, qui professent que les femmes seront récompensées de leurs bonnes œuvres selon leur rang (vierges, épouses, veuves), cette sainte ne peut être un exemple de sainteté féminine : elle est l’incarnation de la marginalité la plus inquiétante. Les prêtres s’adressent aux hommes, pour leur montrer de quoi a été capable une femme et, en creux, de quoi ils devraient être capables → Marie-Madeleine est à la fois une anti-femme et une figure éminemment féminine par son péché et ses attraits. 



Héloïse

   [Résumé rapide de l'histoire d'Héloïse et Abélard : Abélard est un clerc et un philosophe parisien reconnu. Fulbert, un chanoine de Notre-Dame, l'engage comme précepteur pour sa nièce, la belle et savante Héloïse. Abélard et Héloïse tombent follement amoureux. Héloïse tombe enceinte. Abélard la cache dans sa famille, où elle accouche. L'oncle d'Héloïse exige réparation, il force les amants réticents à se marier. Mais Abélard est clerc, il ne peut se marier : le mariage a lieu à la sauvette, pour ne pas ruiner la carrière d'Abélard. Ce dernier envoie Héloïse, pour la protéger, au couvent d'Argenteuil. L'oncle croit en une répudiation et envoie des hommes châtrer Abélard. C'est un immense scandale. Abélard et Héloïse finissent chacun leur vie dans les ordres.]

   Héloïse, comme Abélard, appartient à la haute aristocratie d’Ile-de-France et à l’un des deux clans qui se disputent le pouvoir dans l’entourage de Louis VI. Elle devient prieure de l’abbaye d’Argenteuil, puis, quand la communauté est dissoute en 1129, elle est abbesse du Paraclet, fondé par Abélard.

   En 1142, Pierre, abbé de Cluny, en réponse à une missive angoissée d'Héloïse, lui envoie une lettre de consolation. Abélard, ancien amant d'Héloïse, vient de mourir. Pierre relate les derniers mois d’Abélard, devenu un moine exemplaire. L’abbé indique qu’Abélard « est à Héloïse », mais que c’est désormais Dieu qui va prendre sa place et veiller sur lui. Au début de la lettre, il fait un long éloge d’Héloïse, modèle des abbesses, qui a de grandes qualités intellectuelles et est une « femme philosophique ».
   Mais dès l'époque de Jean de Meung, qui rédige la seconde moitié du Roman de la Rose entre 1168 et 1185, Héloïse devient dans l’imaginaire européen « la championne du libre amour qui refusa le mariage parce qu’il enchaîne et transforme en devoir le don gratuit des corps, (…) la rebelle qui tint tête à Dieu lui-même. » Cette image naît de deux lettres adressées à Abélard : 
   1) Une lettre de consolation de Fouques, prieur de l’abbaye de Deuil, qui incite Abélard à ne pas regretter sa castration et à envisager le profit qu’il doit en retirer (il est sauvé). Il pointe l’orgueil, l’amour des richesses et la luxure d’Abélard. La castration est une délivrance, mais tout Paris est en deuil, surtout les femmes.
   2) Une lettre d'invective de Roscelin (ancien maître d’Abélard), dans laquelle Roscelin se pose en défenseur de l’ordre social contre Abélard qui a défendu Robert d’Arbrissel, qui a créé un monastère double, pour les hommes et pour les femmes : selon Roscelin, Robert d'Arbrissel retient des femmes qui ont abandonné des époux qu’elles obligent à pécher, il est donc éminemment coupable, comme Abélard qui est « coupable de trahison, de fornication et d’avoir défloré une vierge ». Même châtré, il est coupable, car ce qu’il gagne en enseignant, il l’envoie à sa « putain ».
   Ces lettres mettent en avant l’union (charnelle) de deux « philosophes » célèbres. Ils sont un couple dans la vie séculière et dans la vie monastique, marchant vers le salut. Abélard est présenté comme un homme à femmes ; c'est peut-être une exagération due au fait qu'il s'occupe du salut des femmes. Mais le fait est clair : il s’est emparé d’Héloïse, et a été castré sur ordre de Fulbert, l'oncle d'Héloïse, en 1113 → scandale propre à construire une histoire morale mettant en avant les problèmes du temps, à savoir les rapports des hommes d’Eglise avec le monde et le sexe. 

   Les mêmes problèmes sont posés dans des lettres de 1132 et des années suivantes, prétendument dues à Héloïse et Abélard. L'enchaînement des lettres est le suivant :
   - la première lettre est une autobiographie d’Abélard, qui se dit heureux avant d’être frappé par un double coup « aux deux sources de son péché d’orgueil » : dans son esprit, par la condamnation de ses œuvres, et dans sa chair par la castration. Selon Etienne Gilson, Abélard se présente comme recréant, c'est-à-dire « oublieux des devoirs de son état » et dévirilisé par Héloïse. 
   - dans sa réponse, Héloïse se qualifie de putain pour préserver la gratuité de son amour ; elle obéit non à Dieu mais à Abélard. 
   - réponse distante d’Abélard. 
   - Héloïse s'impose pénitence, non pour Dieu mais en réparation de ce qu’a subi Abélard.
   - Abélard se présente comme un mauvais mari, qui a mérité son châtiment. Il affirme qu'Héloïse est encore soumise au désir, mais que ce qu’elle endure doit lui assurer la gloire du martyr. Devenue l’épouse du Christ, dont Abélard est le serviteur, elle lui est donc supérieure, elle est sa dame. Il y a une célébration de la conjugalité et un appel à leur réunion dans l’au-delà. 
   - Héloïse répond qu'elle s’efforcera de se taire.

   « Comment comprendre que l’abbé de Cluny [Pierre, dans sa lettre à Abélard] ait pu faire un tel éloge d’Héloïse, révoltée notoire ? » Le recueil des lettres est suspect, comme le montre la cohésion de l’ensemble ; certaines lettres ne sont pas retenues et on note la volonté de bâtir un discours persuasif ; le texte des manuscrits est divisé en chapitres, comme un traité. Les lettres se lisent comme un roman, dont le protagoniste est Abélard : c'est un montage. Les lettres de l’époque sont lancées vers le public comme des sermons dans lesquels l’auteur doit montrer sa virtuosité et sa culture. Il y a dans cette série de lettres une démonstration savante : Héloïse joue parfaitement son rôle de pécheresse obstinée ; son silence, à la fin, est une praeteritio, une figure utilisée pour clore un débat. Les formes, rigides, sont destinées à convaincre → c'est un propos d’édification spirituelle. Envisageant le texte ainsi, on découvre sa véritable signification et l’image que les contemporains se faisaient d’Héloïse. Les textes sont construits comme un mémorial. Il y a la description d’une passion, au sens biblique (ce dont on souffre), puis le récit d’une double conversion, difficile, qui montre combien il est dur de se défaire du mal et qui affirme que la faute est dans l’intention, pas dans l’acte (comme le fait la philosophie d’Abélard). 
   → Les lettres d'Héloïse et Abélard est un traité de morale qui enseigne à se comporter convenablement ; son intention pédagogique est affirmée dès le début ; c'est un « vaste exemplum visant essentiellement à montrer comment la femme est en état de sauver son âme. »

   La femme est faible, elle ne peut échapper seule à la perdition → nécessité du mari, d’où éloge du mariage. Une question préoccupe cependant les gens d’Eglise : n’est-il pas dangereux de faire du mariage un sacrement ? Le texte que forment les lettres affirme les vertus salutaires des bons mariages. Celui d’Abélard et Héloïse n’est pas bon : il est célébré à la sauvette, Abélard y montre de la mauvaise grâce (il se marie pour échapper aux foudres de l'oncle d'Héloïse), Héloïse n'est pas consentante → ce mariage ne peut être porteur de grâce, comme le sont les sacrements, et il ne peut être le remède à la concupiscence que sont les bons mariages. La souillure du mariage est un grave péché qui explique la punition d’Abélard, censé être guide et responsable de son épouse. Plus tard, Abélard prend conscience de ses devoirs, il entraîne Héloïse dans son progrès spirituel : c'est un « intermédiaire, comme doit l’être un mari, entre elle et la puissance divine » ; Héloïse demande d’ailleurs à Abélard, selon les lettres du moins, de la conduire « vers le mieux, lui qui jadis l’initia aux plaisirs coupables » ; elle se place en épouse soumise. 

   L’éloge du mariage sert à changer la règle du Paraclet, le monastère fondé par Abélard. Deux autres lettres viennent s'ajouter à celles déjà citées et sont considérées comme les plus importantes pour les contemporains. La question posée dans ces lettres est : « Comment faire avec le monachisme féminin ? »
   1) Il est bon qu’il y ait des femmes dans la profession monastique, elles font partie du projet divin car elles ont été témoins de résurrections,
   2) les nonnes doivent être épaulées par les moines, dans la chasteté, comme Jésus avec ses disciples,
   3) les règles du Paraclet rompent l’ordre naturel car les hommes sont sous la domination d’une femme,
   4) les nonnes doivent être sous l’autorité d’un homme → modèle conjugal.
   Ces lettres introduisent un deuxième développement, sur les faiblesses de la femme. Héloïse affirme la supériorité fonctionnelle de l’homme. La mollesse de la chair des femmes les incite à la luxure : Héloïse se sent esclave de ses voluptés, et c'est un péril pour les hommes. Le mariage aurait pu sauver les amants, mais Héloïse le refuse → les lettres font de cela un signe de l'indocilité naturelle des femmes qui refusent de suivre les hommes qui leur montrent le chemin. La question du mariage est importante à l’époque : les clercs peuvent-ils se marier, cela ne les fait-il pas descendre dans la hiérarchie humaine ? Pour Héloïse, « le mariage dégrade le savant parce qu’il l’asservit à la femme ». Pour les hommes du XIIème siècle, les paroles d’Héloïse, pour nous admirables, sont des preuves de ses péchés et de la mauvaiseté des femmes. Mais Héloïse a triomphé de sa féminité, car Abélard l’a guidé → exaltation de leur mérite dans la sublimation de l’amour charnel, ce qui reprend l'idée de saint Bernard selon laquelle l’homme est fait d’abord de chair, il doit la contrôler pour qu’elle devienne « le moteur d’une ascension spirituelle ».
   Les lettres font enfin un troisième développement sur l’amour. Les Parisiennes voient Abélard comme un chevalier, selon le modèle de l'amour courtois ; mais Abélard ne respecte pas la règle courtoise de la discrétion et son chant est un « chant de victoire » qui insiste sur les plaisirs de la chair et pas sur l’union des âmes. Le mariage ne fait pas partie du modèle courtois : on pense que la joie des corps prend plus d’ardeur dans le mariage, ce qui renforce sa fonction régulatrice car l’homme possède la femme. Héloïse se fait nommer putain pour s’humilier davantage et pour souligner qu’elle reste une amie, en plus d’une épouse → le bon mariage allie la soumission de l’épouse aux ardeurs de l’amante, à condition que cela soit désintéressé.
   La grande leçon des lettres : « le mariage peut être aussi le creuset où amor, la concupiscence se convertit, se transfigure, devient, sans rien perdre de sa vigueur, dilectio, c’est-à-dire élan purifié de l’âme. A cette alchimie préside évidemment le mari, le guide, le maître. (…) Cupiditas, le désir de prendre et de jouir, fit place peu à peu à amicitia, à ce don de soi libre, généreux, gratuit.». Dans la lettre 5, Abélard appelle Héloïse « amie » : l’amant d’Héloïse est désormais le Christ et Abélard n’est plus là pour la servir que comme un chevalier sert une dame ; ils sont unis plus étroitement dans un amour spirituel ; lorsqu’Héloïse le comprend, elle se tait, elle parvient elle-même à se châtrer (symboliquement, en se taisant), elle est sauvée. Héloïse, dans ces lettres, est une « allégorie de l’âme pécheresse rachetée par la grâce lorsqu’elle accepte enfin de s’humilier » → elle est célébrée par Pierre de Cluny car c’est sa sensualité féminine qui lui permet de passer d’une sagesse profane à la vraie philosophie, l’amour du Christ. Elle est un modèle à la fois pour les vieilles femmes au couvent et pour les hommes, car une faible femme est devenue plus forte qu’eux.

Tombeau où on été transférées les reliques d'Abélard et Héloïse au début du XIXème : en pleine période romantique, une histoire d'amour telle que celle-ci ne laisse pas indifférent. (source de l'image)



Iseut

   [La légende de Tristan et Iseut, très rapidement résumée : Tristan, neveu du roi Marc de Cornouailles, se rend en Irlande pour chercher Iseut, qui doit se marier à Marc. La reine d'Irlande donne à Iseut un philtre d'amour pour s'assurer de la passion de son mari. Tristant, prenant le breuvage pour de l'eau, en boit, et en offre à Iseut. Cette dernière se marie à Marc mais fait en sorte de ne pas passer la nuit de noces avec lui : elle est avec Tristan. Les amants, sous l'emprise du philtre, s'enfuient. Au bout de trois ans cependant, le philtre ne fait plus effet, mais Tristan et Iseut continuent de s'aimer d'une manière "humaine". Le roi Marc les retrouve, mais il leur pardonne. Tristan est pourtant banni et finit par épouser une autre Iseut. Il meurt suite à une bataille : seule la première Iseut peut le sauver, mais la seconde Iseut, jalouse, fait croire à Tristan qu'elle refuse. Pour un résumé plus détaillé, Wikipedia est votre ami.]

   L’Europe du XIIème siècle découvre l’amour profane et mystique, il y a une rapide évolution des mœurs, la haute société devient moins brutale. Au nord-ouest de la France, on met en place des politiques familiales aristocratiques : on ne marie qu’un seul garçon pour éviter le fractionnement du patrimoine ; de nombreux hommes n’ont pas de femmes, et jalousent les autres → facteur de désordre. De plus, l’Eglise veut christianiser en profondeur ces classes sociales et les rallier à sa conception du mariage pour cantonner l’usage du sexe « dans le cadre d’une conjugalité resserrée et sacralisée » → paradoxe, le mariage est le seul lieu permettant le défoulement des pulsions sexuelles, mais il est refusé à la plupart des hommes. Cela entretient l’idée que la femme est un ferment de désordre et qu’il faut évincer le péril en établissant un code de conduite entre les sexes.
   Il existe une littérature pédagogique, dans laquelle des princes mécènes entretiennent des poteès pour transmettre leur morale. Les romans sont les miroirs des attitudes de leurs auditeurs ; ils doivent apprendre en distrayant ; les héros s’écartent un peu du quotidien mais sont destinés à être imités. Entre 1160 et 1180, les ateliers les plus féconds se trouvent en Anjou, en Normandie et en Aquitaine (Henri II, Aliénor). Le point de vue du prince sur les convoitises de l’homme pour la femme est traduit par la fin’amor. Les contes bretons, encore nouveaux, dépaysent et permettent un regard neuf ; nombre de ces histoires parle d’amour ou de désir fou, si puissant qu’il ne peut être expliqué que par un sortilège → cela permet de montrer les effets néfastes d’un désir ingouvernable, et amène la société courtoise à s’interroger sur l’ordre et le désordre et sur la sexualité.

   Il y a une cristallisation de cela autour de Tristan. La littérature chevaleresque est faite par des hommes et pour des hommes, les femmes n'ont que des rôles secondaires. Le récite débute comme une vie de saint. Les hommes de guerre sont brutalement arrachés à leur mère, et pour eux, le féminin demeure « un territoire de nostalgie et d’étrangeté » → la femme irlandaise, brumeuse (Iseut) suscite des fantasmes ; la mer, lieu dangereux des séparations et des passages, a un rôle important. Il ne nous reste que des fragments des récits sur Tristant et Iseut : seulement les péripéties les plus troublantes, celles qui émeuvent car elles montrent un homme et une femme en proie au fol amour.
   L’attention s’est déplacée vers la figure féminine, qui a un rôle important dans l’intrigue. Iseut doit cette position aux effets du philtre, qui place les héros dans une égalité inédite → les questions de la noblesse de la femme sont posées avec insistance. Les poètes élaborent une image de la femme conforme aux fantasmes de la cour vers 1170-1180. Les femmes ont de multiples facettes grâce aux personnages secondaires, la servante et l’autre Iseut, ce qui illustre différents regards masculins.

   Iseut est la figure exemplaire de la féminité. C'est une dame, une reine, elle est belle (on ne voit pas son corps, mais cela avive sa puissance de séduction), elle a une beauté rude car les hommes attendent vigueur et endurance de leur femme → elle est faite pour donner de bons héritiers, car la féminité n’atteint sa plénitude que dans la maternité ; Iseut est maternelle car elle guérit, mais il n'est fait aucune allusion à sa fécondité → l’opinion commune s’attend à ce que l’adultère soit stérile, en punition et pour éviter la bâtardise. Iseut séduit les hommes célibataires car elle est la figure de la « parfaite partenaire du jeu d’amour » ; elle sait mentir et ridiculiser son mari jaloux → « elle plaisait en raison de sa perversité ». Elle sert à mettre en valeur les vertus viriles de Tristan, qui est un héros sympathique. Il y a du comique, l'époux trompé d'Iseut, Marc, évoque le roi Louis VII trompé par Aliénor. Mais les hommes craignent Iseut, qui est l'incarnation du danger qui vient des femmes : elle représente la fausseté, la luxure. Tristan pense comme eux, mais il est pris au piège d’Iseut, même après son mariage. Il est tué par sa femme, comme beaucoup d’hommes du temps craignent de l’être. Le succès de la légende dû au mélange de la critique (idée que les femmes nuisibles) et de l’apologie (charmes des amours furtives) → cela répond à l’anxiété latente des hommes face au désir féminin.

   Le développement de la confession pose la question de la responsabilité. Les héros se savent innocents : les chevaliers et les dames qui fautent le sont aussi, ils sont dans la servitude du désir. Tristan et Iseut sont prisonniers et sont heureux que l’effet du philtre se dissipe. Les auditeurs désirent tous Iseut mais en ont aussi pitié car elle est écartelée entre le désir et la loi → c'est une victime.

   Thomas, un des auteurs de la légende, veut concilier amour sauvage et amour des troubadours. Le philtre est un symbole : le désir n'est pas uniquement physique, il y a aussi une union des cœurs. Il y a un dédoublement d’Iseut : Tristan ne peut posséder l’autre Iseut car, si la loi l’y oblige, l’amour l’en empêche ; cet amour est un désir sublimé dans l’union des cœurs. Thomas propose une religion de l’amour. L’amour s’enrichit d’épreuves, il exige des renoncements (comme l'amour de Dieu), l’homme peut s’élever à partir d’un amour ancré dans la chair. L'amour réciproque est au-dessus de la loi. Les amants s’élevant sont pleinement responsables ; ce n’est pas un amour heureux, car il est impossible. Mais il y a victoire dans le dépassement de soi.



Juette

   Le récit de la vie est écrit par un religieux de Floreffe vers 1230 ; l’abbé de son monastère vient de recevoir la dernière confession de Juette → le texte reprend les paroles d’une femme, même si elles sont transformées. Au centre de l’histoire, il y a une vision de la Vierge qui implore le pardon du Christ pour Juette ; c'est une image banale, mais Juette se sent soustraite par une femme au pouvoir masculin ; son péché est d'avoir souhaité la mort de son mari.

   Juette est mariée en 1172, à 13 ans, par son père, riche bourgeois d’Huy (actuelle Belgique), ville en pleine expansion économique. Elle ne se remet pas des brutalités de l’accouplement. En 5 ans, elle accouche de 3 garçons (dont un mort jeune), puis son mari meurt. Ses parents veulent la remarier, elle résiste et, quand son père en appelle à l’évêque, elle affirme qu’elle s’est donné elle-même un nouvel époux, le Christ ; or l’Eglise, se méfiant des remariages, honore les veuves qui décident de vivre dans la continence, dans l’ordre des veuves. Juette, encore jeune, est vulnérable : « Satan résolut d’en profiter », il lui apparaît dans la ville mais elle le conjure avec des signes de croix. Puis un homme assurant la tutelle de ses fils la courtise, elle le repousse, mais il s’approche d’elle au cours d’une nuit chez des cousins ; la Vierge la sauve. Juette dilapide en aumônes ses biens : son père lui retire l’administration de ceux-ci. Elle se sent salie ; à 23 ans, elle décide de se retirer du monde. 

   Les couvents, encore rares, sont réservés aux nobles, mais les bourgeoisies locales, hostiles au clergé, ont développé des structures de rachat collectif qui entretiennent par l’aumône des « victimes expiatoires », les reclus et les lépreux. Juette va vers les lépreux, utilisant les mêmes objets qu’eux, rêvant « de voir la lèpre ronger son corps dans l’espoir que son âme serait par là purifiée de toute infection ». Elle vit ainsi dix ans puis décide d’entrer dans l’ordre des recluses ; elle se fait emmurer pour le reste de sa vie dans une maison attenante à la chapelle de la léproserie. Elle ne renonce pas au confort bourgeois mais veut la solitude. La servante qu’elle a fait emmurer avec elle accueille les quémandeurs à la fenêtre du rez-de-chaussée ; Juette descend parfois. Elle rassemble une large compagnie de femmes qu’elle élève dès l’enfance et qu’elle s’acharne à détourner du mariage pour les garder intactes.
   « Son ascendant tenait avant tout à ce qu’on la savait visionnaire » : les visions de Juerre se multiplient à partir de son enfermement. La rumeur se répand qu’elle visite les demeures célestes, dans lesquelles elle est accueillie par la Vierge. On la tient pour un médium entre le visible et l’invisible, on la croit capable de percer les secrets du Seigneur, même si elle ne peut exprimer ses extases en langage humain. Ce qui fascine aussi, c’est sa faculté à découvrir les fautes secrètes d’autrui ; elle lit dans les cœurs, et ceux qui ne se sentent pas purs n’osent bientôt plus l’approcher. Elle contraint les femmes à faire pénitence, les femmes ne peuvent se soustraire à son emprise ; une de ses disciples s’étant évadé avec un clerc, on la retrouve au bout de six mois, encore vierge : les prières de sa patronne l’ont miraculeusement épargnée. Mais les hommes sont plus rétifs, ils font moins bien pénitence. « Un partage ainsi s’opérait : d’un côté les femmes, embrigadées, subjuguées, consentantes, de l’autre les hommes, accusés, condamnés, incorrigibles » → guerre entre les sexes.

   Un mouvement naît à l’époque : des bourgeoises en quête d’indépendance se regroupent en « communautés d’autodéfense, sous la forme de petits cercles de dévotion ». Juette canalise ce mouvement vers la léproserie, qui devient une « citadelle de la liberté féminine » → rivalité avec l’Eglise, le pouvoir de la recluse mine le pouvoir masculin. Juette devient une pièce maîtresse sur l’échiquier politique, ce dont s’aperçoivent des religieux réformés, eux-mêmes rivaux du clergé urbain → ils s’efforcent d’attirer Juette dans leur camp et de la défendre. Pour l’utiliser et la disculper, il faut faire reconnaître sa sainteté, ce à quoi s’emploie son biographe. Mais c’est un échec : aucun culte ne se développe à la mort de Juette, car « il eût fallu persuader les hommes », qui se méfient désormais des femmes. L’évêque de Liège refuse aux suivantes de Juette le droit d’être enfermées comme la défunte ; elles espéraient hériter de sa puissance, « qui avait un moment fait trembler la ville et menacé l’ordre social » → « le pouvoir, le vrai, demeura en mains masculines. »



Dorée d'Amour et la Phénix

   [Dorée d'Amour et la Phénix sont deux personnages féminins du roman de Chrétien de Troyes intitulé Cligès. Dorée d'Amour, ou Soredamor, est l'épouse d'Alexandre ; Phénix est l'épouse du fils d'Alexandre, Cligès.]

   Dorée d'Amour et la Phénix ne sont en réalité qu'une seule figure : la première est une esquisse complétée par la 2ème. 

   La relation de faits d’armes occupe la plus grande partie de Cligès, car cela plaît aux hommes et aux femmes. Comme tous les romans de chevalerie, c'est une « littérature sportive », mais le thème majeur est l'amour. Alexandre, amoureux de Dorée d’Amour, la reçoit en mariage pour ses exploits. Le parcours de son fils est plus compliqué : Alis, frère d’Alexandre, a pris le pouvoir à Constantinople et promet de ne pas se marier pour que Cligès soit son parent le plus proche récupère le trône. Mais Phénice (ou la Phénix) est un parti alléchant, et Alis part la chercher avec Cligès. Cligès tombe amoureux de Phénice. Cet amour ne peut s’épanouir autrement que par des sortilèges, car elle est mariée à son oncle : Alis jouit de Phénice en rêve seulement. Mais il faut dénouer le lien qui la retient pour qu’elle puisse épouse Cligès : on fait prendre à Phénice l’apparence d’une morte, elle résiste aux médecins soupçonneux qui tourmentent son corps. Elle entre au sépulcre et en sort, « renaissant en vrai phénix de ses cendres prétendues » pour aller rejoindre Cligès dans un château merveilleux jusqu’à la mort d’Alis.

   Ce roman est l’antithèse de Tristan. Certaines armatures du Tristan sont reprises : le neveu tombe amoureux de l'épouse de son oncle, il y a des filles à marier et des chevaliers célibataires, la mer et des philtres. Mais les amants sont plus jeunes et l’amour n’est pas né d’un philtre, il pénètre par les yeux. Il n'y a ni rapt ni adultère, les règles ne sont pas transgressées ; Cligès ne requiert pas Phénice tant qu’elle est femme de son oncle, Phénice se défend contre elle-même et domine son désir, elle refuse d’être enlevée. Mais ce que le roman interdit, ce n’est pas faire l’amour, c’est trahir le mari, même si Phénice est encore vierge grâce au philtre. La leçon du roman, c'est que le mariage est l'accomplissement de l’amour ; Cligès et Phénice s’aiment comme des « amis » après leur mariage.

   Le héros est un homme, mais le cours des événements est dominé par les femmes. C’est la reine de Bretagne qui découvre l’amour d’Alexandre et de Dorée, et elle les marie, alors que c’est à Gauvain, frère de Dorée, ou à Arthur, marieur des orphelines, de le faire. De plus, une certaine Thessala prépare le philtre et délivre, avec d’autres femmes, Phénice de la main des médecins. Enfin, dans le processus d’amour lui-même, ce sont les jeunes filles qui prennent l’initiative, c’est Phénice qui donne son corps, c’est elle qui décide que Cligès ne pourra la toucher tant qu’elle demeurera sous la coupe de son mari.

   Chrétien de Troyes exalte le mariage, en proposant que l’amour en soit le prélude et le ferment ; il affirme que cette institution ne doit pas être sapée. Or il veut plaire à son public : cela signifie que celui-ci se représente d’une façon nouvelle les rapports entre masculin et féminin. Le roman propose aux chevaliers célibataires un mode de comportement nouveau ; les hommes et les femmes sont destinés à succomber au désir, mais les hommes ne sont plus invités à jouir des femmes des autres, à prendre une femme sans son accord ; ils doivent faire de cet accord un mariage en bonne et due forme, faisant de l’amie l’épouse.
   En 1176, date de la rédaction du roman, les chevaliers ne passent plus leur vie sous les armes, on exige d’eux une maîtrise de soi lorsqu’ils sont à la cour. Le prince apprend, en soutenant des poètes, aux jeunes hommes autour de lui à bien se conduire avec les dames. Ces hommes ne savent pas comment s’y prendre, mais il vaut mieux les voir un peu maladroits comme Cligès qu’entreprenant comme Tristan. De plus, on note un décollage de l’économie marchande : les fortunes de la noblesse en profitent, et les princes distribuent des gratifications pour se faire aimer → la place de la terre se restreint dans la conception de la noblesse, il est moins malaisé de partager entre des héritiers de l’argent que des terres → on marie plus de fils, ce qui réduit le nombre de célibataires. Les chevaliers savent qu’ils peuvent avoir une épouse → les divertissements amoureux ne sont plus seulement destinés aux marges de la conjugalité, car les rituels de l’amour courtois sont désormais pensés comme une préparation au mariage → transformation du regard sur les femmes, désormais vues comme des associées. Le roman enseigne des règles de civilité et enseigne respecter les lois du mariage, d’autant plus que ces lois achèvent de prendre corps à cette époque, sous la houlette du pape Alexandre III.



Conclusion

   Les traits majeurs définissant « la situation du féminin dans l’ordre du monde » au XIIème siècle sont :
   1) l'idée que la femme est objet. Elle est exhibée comme une part du trésor ou cachée pour éviter les convoitises. L'espace et le temps (filles, épouses, veuves) féminins sont contrôlés par les hommes.
   2) mais les femmes ne se laissent pas facilement dominer, c’est pourquoi les hommes les craignent et les jugent naturellement mauvaises. Ils se sentent responsables de leur conduite et veulent contenir leur nocivité (liée au péché et à la mort). La femme est trompeuse parce que faible, mais la faiblesse apporte la tendresse : valeur positive de l’amour, « dont le ressort est dans la chair et qui porte à aimer ». 
   3) chez saint Augustin, la femme, prélevée dans une côté l’homme, est une auxiliaire pour lui, ce qui rend manifeste la structure de l’âme : il faut à l’intérieur de chaque être humain le mariage du principe mâle (raison) et du principe femelle (désir, chair), le second devant être soumis au premier pour que l’âme ne soit plus alourdie par le charnel. La part de féminin en chacun permet de s’élever vers le bien : le désir est bon lorsqu’il est bien gouverné. Surtout, la femme n’est pas qu’animalité, elle a une part de raison ; le désir domine en elle, c’est un danger, mais cela lui permet d’aider l’homme ; sa capacité d’amour doit être dominée par la raison virile et, lorsque cela est fait, la femme est en mesure de soutenir une ascension spirituelle. Dans une époque où le christianisme devient de plus en plus privé, l’élan vers Dieu est conçu comme un élan amoureux de l’âme → cela rehausse la condition de la femme. On prend conscience, au XIIème, qu’elle peut être un exemple pour les hommes lorsqu’elle est plus forte qu’eux. Les femmes restent soumises au pouvoir des hommes qui les jugent fragiles et dangereuses, mais on les découvre aussi « objets et sujets d’amour ».