31 août 2014

Brunehaut et Frédégonde, une rivalité romancée

   Après avoir parlé des rois fainéants et de la barbe fleurie de Charlemagne, je vais aborder le dernier mythe  sur la période du Haut Moyen Âge : celui de la rivalité entre la reine Brunehaut, épouse du roi d'Austrasie Sigebert, et de la reine Frédégonde, épouse du roi de Neustrie Chilpéric. Une petite carte me semble utile pour comprendre la situation : 

   En 561, à la mort du roi Clotaire Ier, qui règne sur tous les royaumes francs, ses fils se partagent l'héritage. Sigebert règne sur les territoires en bleu, Chilpéric sur les territoires en orange (on remarque bien sur la carte qu'il s'est un peu fait arnaquer par ses frères). Dès le début de leur règne, les deux frères sont en rivalité : Chilpéric essaie de prendre quelques cités à Sigebert.
   En 566, Sigebert épouse Brunehaut, la fille du roi des Wisigoths Athanagild. Ce dernier règne sur une bonne partie de la péninsule ibérique, ainsi que sur la Septimanie (voir carte). Selon Grégoire de Tours, source principale pour la période (contemporain et ami de Brunehaut), Sigebert estime qu'il ne peut épouser qu'une fille de roi, et non une aristocrate franque. Brunehaut a été élevée dans l'hérésie arienne : elle se convertit donc au catholicisme. De son union avec Sigebert naissent trois enfants : deux filles, Ingonde et Clodoswinthe, et un fils qui régnera sur l'Austrasie, Childebert II.
   Chilpéric, lui, a déjà une épouse, Audovère. Mais il est toujours jaloux de son grand frère Sigebert : il décide donc de répudier son épouse. Le mariage n'étant pas encore christianisée, la répudiation et le divorce sont faciles. Chilpéric décide, en 568, donc d'épouser Galswinthe, qui n'est autre que la petite sœur de Brunehaut ! Ce mariage est aussi destiné à protéger les possessions aquitaines de Chilpéric, qui a récupéré une bonne partie des terres de Caribert (en rose sur la carte) à la mort de celui-ci en 567.

   Les Francs ont des coutumes maritales différentes de celles prônées par le droit romain : ainsi, au lendemain du mariage, l'époux doit remettre à sa femme un Morgengabe (cadeau du matin) en échange de la virginité de l'épouse. Chilpéric cède donc à Galswinthe différentes cités d'Aquitaine : Bordeaux, Limoges, Cahors, Bigorre. Cela signifie que Galswinthe est la seule à percevoir des revenus sur ces cités. Le Morgengabe de Chilpéric ampute considérablement son royaume et, s'il meurt sans héritier, les terres cédées pourraient revenir au roi wisigoth Athanagild. Mais Athanagild meurt à la fin de l'année 568. Une certaine anarchie s'ensuit en Espagne, comme à chaque succession. Le mariage avec Galswinthe perd tout intérêt, puisque l'alliance avec l'Espagne meurt avec le roi. Galswinthe, de plus, n'est toujours pas enceinte. Sans autre forme de procès, Chilpéric fait assassiner son épouse après moins d'un an de mariage. Pour sauver les apparences, il fait semblant de pleurer ce décès, puis se remarie avec sa concubine Frédégonde.
   C'est à ce moment que le mythe et l'histoire se séparent.

Le mythe...
   C'est Frédégonde qui aurait fait tuer la pauvre Galswinthe, pour pouvoir épouser Chilpéric. Dès lors, Brunehaut n'aurait plus qu'une idée : venger sa sœur. A la mort de leurs époux respectifs, les deux reines useraient de leur influence et de la minorité de leurs fils pour continuer à se livrer une guerre sans merci qui aurait plongé les royaumes francs dans l'anarchie. Cette guerre de vengeance est appelée la faide. A la mort de Frédégonde, en 597 (près de 30 ans après le meurtre de Galswinthe donc), c'est son fils Clotaire II qui reprendrait la guerre, jusqu'au moment où il parvient à s'emparer de Brunehaut et à la faire exécuter en 613. Le supplice est horrible : la reine, âgée de plus de 60 ans, est attachée à la queue d'un cheval lancée au galop. C'est la fin de la grande faide royale, et Clotaire II règne sur tous les royaumes francs.
   Dans cette version romancée de la rivalité entre Brunehaut et Frédégonde, Frédégonde est une horrible sorcière, une meurtrière sans scrupule et une femme portée sur la luxure. En face, Brunehaut est présentée comme une femme forte mais manipulatrice : si elle a le droit de son côté parce que "c'est Frédégonde qu'a commencé", elle n'en reste pas moins adepte de méthodes parfois discutables et règne sur les royaumes de son fils puis de ses petit-fils avec une main de fer. 

La représentation de Frédégonde au XIXème siècle : une femme sympathique. Frédégonde manque de tuer Rigonthe en 589, dans Les Vieilles Histoires de la Patrie, 1887 (source)


... et l'histoire
   La réalité est toutefois un peu moins romanesque. Tout d'abord, aucune haine personnelle entre les deux reines : Grégoire de Tours ne fait allusion à leur relation qu'une fois, lorsqu'il dit que les deux femmes s'apprécient toujours autant (quelle ironie ce petit Grégoire). La "haine" de Brunehaut et Frédégonde est avant tout politique : toutes deux doivent défendre les intérêts de leur royaume. La querelle entre Neustrie et Austrasie est sensible dès le partage de 561, bien avant l'assassinat de Galswinthe donc.
   En revanche, on ne peut pas nier que ce meurtre a rendu les relations entre les deux royaumes un tout petit peu plus tendues, d'autant plus que Chilpéric a tendance à ne pas se laisser faire. Par exemple, après la mort de Galswinthe, Sigebert décide de défendre les intérêts de son épouse Brunehaut. Gontran, le grand frère de Sigebert et Chilpéric, qui joue un rôle d'arbitre, décide que Chilpéric doit payer une compensation (wergeld) à Brunehaut et Sigebert pour racheter la mort de Galswinthe. C'est une pratique courante en droit germanique. Chilpéric est donc condamné à donner à Brunehaut les cités cédées à Galswinthe comme Morgengabe. Mais Chilpéric n'est pas prêt à céder autant de territoires à son frère ennemi, et ne tient pas compte de la décision.
   Cela entraîne une guerre d'influence en Aquitaine en 572, entre Sigebert et Chilpéric. Sans rentrer dans les détails, parce que c'est vraiment compliqué, Sigebert colle une bonne raclée à son petit frère. Il est même reconnu roi de Neustrie par plusieurs cités en 575. Sigebert semble donc sortir renforcé de ce conflit... mais il est tué par des esclaves, probablement envoyés par Chilpéric. Brunehaut est faite prisonnière. Son fils Childebert est déclaré roi d'Austrasie, et Chilpéric récupère son royaume.
   Childebert a 5 ans. Les aristocrates se divisent : certains veulent se rapprocher de Chilpéric, d'autres de Gontran. Brunehaut finit par échapper à Chilpéric. Elle se heurte aux aristocrates austrasiens qui ne veulent pas d'elle. Ce n'est qu'au milieu des années 580, après la mort de Chilpéric (en 584) et avec la majorité de Childebert (en 585), que Brunehaut parvient à asseoir sa position.
   En revanche, cette fois, c'est pour Frédégonde que les choses se gâtent : son époux est mort, l'héritier du trône est un nourrisson. Elle se rapproche de Gontran, mais celui-ci l'écarte du pouvoir. Puis Frédégonde reprend le pouvoir et fait la guerre à Gontran, Gontran s'allie avec l'Austrasie, enfin bref, les alliances entre les royaumes mérovingiens ne tiennent pas, l'avantage va tour à tour à l'Austrasie et à la Neustrie, à Brunehaut et à Frédégonde, et la guerre n'est jamais très loin. Toutefois, à la mort de Gontran, son royaume (la Bourgogne) échoie à Childebert, le fils de Brunehaut. La reine a donc deux royaumes sous sa coupe. A la mort de Childebert, elle règne pour ses petit-fils Thierry II (pour la Bourgogne) et Théodebert II (pour l'Austrasie). Frédégonde meurt en 597 : son fils Clotaire II n'a que 13 ans, Brunehaut ne le considère donc pas comme une grosse menace.
   Je passe sur les détails pour en venir directement à l'année 610 : Théodebert II et Thierry II ne trouvent rien de mieux à faire que d'imiter Sigebert et Chilpéric et entrent en conflit. Thierry II gagne, mais il meurt en 613, à peine un an après son frère. La situation est difficile pour Brunehaut, qui doit faire face aux aristocrates francs et aux nouvelles prétentions de Clotaire II, désormais adulte. Brunehaut, dérogeant à la règle du partage égal, favorise son arrière-petit-fils Sigebert II au détriment des frères de celui-ci. Mais les aristocrates d'Austrasie se rallient à Clotaire II et Brunehaut est capturée. Clotaire II fait tuer certains de ses descendants et enferme les autres dans un monastère. Il fait exécuter Brunehaut et, cette fois, le mythe et l'histoire coïncident : il l'attache effectivement à un cheval lancé au galop. Ayant éliminé ses adversaires en Austrasie et en Bourgogne, Clotaire II, fils de Chilpéric et de Frédégonde, règne sur les tria regna (les trois royaumes francs).

Le supplice de Brunehaut marque durablement les esprits. Enluminure dans Les Grandes Chroniques de France, qui datent du XIVème siècle. (source)

   Ainsi, la rivalité entre Brunehaut et Frédégonde n'a rien de personnel. Le conflit entre leurs deux royaumes prend racine avant même qu'elles ne deviennent reines et, même si l'assassinat de Galswinthe (qui n'est pas commandité par Frédégonde, selon toute probabilité) envenime les choses, il n'est nullement le déclencheur de cette grande faide royale : du milieu du VIème siècle au début du VIIème, Austrasie et Neustrie sont en rivalité permanente, et Brunehaut comme Frédégonde ne cherchent qu'à préserver leur royaume, leur pouvoir et leur vie.

Sources :
   La source principale pour l'époque est Grégoire, évêque de Tours, qui a l'avantage d'être un contemporain des événements qu'il décrit. Il est proche de Brunehaut et prend donc généralement parti pour elle. Mais Grégoire meurt en 594 et, pour connaître la fin de l'histoire, il faut se contenter de sources postérieures, Le livre d'histoire des Francs (Liber Historiae Francorum) et la Chronique du Pseudo-Frédégaire. Le problème de ces sources, c'est que, connaissant l'issue fatale de Brunehaut, elles lui sont tout à fait hostile et ont tendance à noircir son souvenir.

Pour aller plus loin :
   Pour ceux qui souhaiteraient connaître plus en détail cette période, je vous conseille l'excellent livre de Bruno Dumézil, La reine Brunehaut (Fayard, 2008). Le livre se lit facilement, et je pense qu'il est accessible à des non-historiens, même s'il est assez dense.

30 août 2014

Les rois fainéants et la barbe fleurie de Charlemagne

   On connaît mal les périodes mérovingiennes et carolingiennes. Peu (pas ?) étudiées à l'école, peu documentées, délaissées par les médias historiques (appelez-moi si un jour l'Histoire ou Historia consacrent un dossier sur le sujet), on les considère souvent comme des âges sombres entre la brillante Antiquité et la renaissance du XIIème siècle. Et le peu que l'on en connaît se résume souvent aux rois fainéants et à Charlemagne, le sage empereur à la barbe fleurie entouré de ses fidèles chevaliers.
   Le problème, c'est que les rois fainéants et l'image traditionnelle de Charlemagne, ce sont des mythes, des légendes, et une part de propagande. Explications.

   Les rois fainéants tout d'abord. Selon Eginhard, les derniers rois mérovingiens auraient perdu tout pouvoir et se déplaceraient sur des chariots tirés par des bœufs, un animal bien peu royal. L'historiographie du XIXème siècle a pris cela à la lettre et on a vu fleurir tout un imaginaire autour de ces rois fainéants dans les manuels scolaires de la IIIème République (il faut dire que cette image d'une royauté décadente plaît beaucoup aux républicains des années 1880).

Un roi fainéant, par Paul Lehugeur (1886). Une imagerie typique du XIXème siècle.

   Mais ce qu'on oublie de dire, c'est qu'Eginhard est le biographe officiel de Charlemagne : c'est dans sa Vita Karoli magni (Vie de Charlemagne) qu'on trouve le cliché des rois fainéants pour la première fois. Or le père de Charlemagne, Pépin le Bref, a usurpé le pouvoir - avec l'appui du pape, mais tout de même - au détriment des derniers Mérovingiens. Eginhard a donc tout intérêt à déconsidérer la dynastie précédente pour légitimer la prise de pouvoir des Carolingiens : si les derniers Mérovingiens ne sont que des débauchés, des paresseux qui souillent la fonction royale, alors les Carolingiens ont bien fait de les déposer et de prendre leur place. Et la propagande fonctionne, puisque les rois mérovingiens ont longtemps été considérés comme des bons à rien.
   Malgré cette part de propagande chez Eginhard, on doit toutefois reconnaître que les derniers Mérovingiens ne sont pas très efficaces et surtout, qu'ils ne gouvernent plus vraiment. Mais cela n'est pas dû à de la fainéantise ou à une débauche excessive : c'est tout simplement qu'après la mort de Dagobert, en 639, la plupart des souverains mérovingiens montent sur le trône jeunes et meurent rapidement. Difficile d'avoir un pouvoir stable dans ces conditions. Les factions aristocratiques des différents royaumes mérovingiens en profitent pour manipuler les jeunes souverains et parfois pour les remplacer sans façon. Sans rentrer dans les détails parce que c'est une période extrêmement compliquée du fait de la guerre incessante que se livrent les aristocrates, on peut dire que ce sont les maires du palais (sorte de premiers ministres) du royaume d'Austrasie, royaume le plus à l'est, qui gagnent le plus d'influence. Ces maires du palais sont issus de la famille des Pippinides et sont les ancêtres des Carolingiens. Le plus puissant d'entre eux, Charles Martel, est même parfois qualifié de roi par certaines sources contemporaines : c'est dire si son pouvoir est grand. De 714 (ou plutôt 717, une fois qu'il s'est débarrassé de ceux qui contestent son pouvoir) à 741, il dirige une bonne partie de la politique du royaume franc. En 737, à la mort du roi mérovingien Thierry IV, il décide de ne pas remplacer le roi et garde le pouvoir jusqu'à sa mort en 741. Pour certains historiens, anglo-saxons notamment, cette décision n'est pourtant pas un signe de force, mais de faiblesse : choisir un descendant de Clovis parmi d'autres, c'est favoriser une faction aristocratique et risquer de se mettre les autres à dos. Toujours est-il qu'à la mort de Charles, ses fils Pépin et Carloman se partagent son "royaume", et font élire un roi pour calmer leurs adversaires. Les rois mérovingiens se succèdent assez rapidement, mais le pouvoir appartient à Pépin (Carloman se retire dans un monastère, de manière tout à fait fortuite dira-t-on, en 747). Jusqu'au jour où le pape, en 751, décide que puisque Pépin a le pouvoir effectif, il est normal qu'il devienne roi. On dépose le dernier roi mérovingien, Childéric III, on l'enferme dans un monastère, et Pépin devient roi, fondant ainsi la dynastie des Carolingiens.
   Le mythe des rois fainéants, bien utile aux Carolingiens et aux républicains de la fin du XIXème siècle, n'est donc qu'un pâle reflet de la situation complexe de la fin du VIIème siècle et du début du VIIIème siècle. Toutefois, Michel Rouche, dans Les Racines de l'Europe (Fayard, 2003, p.191), avance une théorie intéressante à propos des derniers Mérovingiens dans leurs chars à bœufs : pour lui, le dernier roi est redevenu un roi-prêtre. Le fait qu'il se déplace sur un char à bœufs serait une survivance du culte du dieu-taureau céleste, Freyr, dont quatre enfants étaient des bœufs. Le dernier roi serait donc ramené au stade de descendant du géant Maer (d'où le nom de Mérovingiens ?) surnommé Quinotaure, qui aurait engrossé l'aïeule de Clovis. En face, le clan des Pippinides a pour fondateur non pas un géant mythique, mais saint Arnoul, signe qu'il ne tire plus sa légitimité de l'ancien paganisme mais de l'Eglise. Je me contente de citer cette théorie sans la commenter, car je n'ai pas réussi à obtenir d'autres informations que celles de Rouche sur le sujet et, même si la théorie est séduisante, je n'arrive pas à savoir si elle repose sur des sources fiables, étant donné que Rouche ne cite pas ses sources dans ce passage.

   Mais quel rapport avec l'autre mythe concernant cette période, celui de l'empereur à la barbe fleurie ? 

Charlemagne selon Albrecht Dürer, 1512. Avec une jolie barbe.

   Toujours dans une perspective de légitimation, les Carolingiens veulent se démarquer des Mérovingiens et trouver d'autres assises à leur pouvoir. Or les Mérovingiens, dont les ancêtres étaient païens (Childéric Ier, père de Clovis, n'était pas chrétien), ont gardé quelques traces de paganisme. Ils croient notamment que la force et le pouvoir des rois résident dans leur longue barbe et leurs longs cheveux. Lorsqu'on veut écarter un prétendant au trône, on le tond (et on le cloître dans un monastère, histoire qu'il ne puisse pas laisser repousser ses attributs faciaux). Mais Charlemagne ne revendique pas cet héritage et base son pouvoir sur sa propre autorité, sur ses conquêtes et, en partie, sur son alliance avec l'Eglise. Il était donc probablement imberbe (ou du moins, il n'avait pas une grande barbe). Ce n'est que plus tard, lorsque l'image de Charlemagne est devenue presque mythique et que de nombreuses légendes se sont créées autour de lui et de sa cour, qu'on attribue une belle barbe à l'empereur : la première mention de la barbe fleurie se trouve dans la Chanson de Roland, qui date du XIIème siècle, et qui fait de Charlemagne un parangon de sagesse et de vertu. De même, les chevaliers qui entourent l'empereur sont tout droit sortis du XIIème siècle : la chevalerie n'existe tout simplement pas à l'époque de Charlemagne, et la société féodale n'en est qu'à ses balbutiements. Les auteurs des chansons de geste plaquent donc leurs propres réalités et leurs propres connaissances sur la période de Charlemagne, quitte à réinventer complètement l'histoire. Ce qui n'empêche pas de savourer le charme des chansons de geste sur la "matière de France" (ce sont tous les cycles qui tournent autour de Roland, de Charlemagne et de Guillaume d'Orange).

29 août 2014

Le comment du pourquoi

   Voilà quelques temps déjà que je voulais débuter un blog d'histoire. C'est cet article du Monde Diplomatique qui m'a donné envie de franchir le pas. L'auteur dresse un constat assez simple : l'histoire est un enjeu important, elle est récupérée par des idéologues de tous bords à des fins parfois douteuses. Les publications actuelles sont celles de personnalités qui ne sont pas historiennes et qui adoptent des points de vue très orientés. Qu'on se souvienne des récentes polémiques à propos de Lorànt Deutsch, accusé de présenter une histoire partielle et partiale. Même chose avec les publications et les émissions de Stéphane Bern, centrées sur les grands personnages de l'histoire et manquant cruellement de mise en perspective historique. Il s'agit, chez ces deux personnes mais également chez d'autres, d'écrire une histoire nationale, qui fait la part belle aux grands hommes, soi-disant pères de la nation. Une histoire plutôt subjective, donc. Les manuels scolaires ne sont pas en reste : ils présentent, toujours selon l'article du Monde Diplomatique, une histoire froide ; ils n'évitent pas les clichés historiques et font une histoire des vainqueurs, en omettant parfois la complexité des événements. Pour pallier ces deux tendances, le Monde est sur le point de publier un manuel d'histoire critique, qui comprendrait l'intégralité du programme d'histoire de première et de terminale (de la révolution industrielle à nos jours) en restituant les événements avec le moins de parti pris possible.
   Cependant, ce manuel reste centré sur la période contemporaine. Or les autres périodes de l'histoire sont tout autant instrumentalisées et, pour beaucoup, il demeure assez difficile de démêler le vrai du faux. Le Moyen Âge est ainsi souvent perçu comme une époque uniforme marquée par l'ignorance, l'obscurantisme et la crasse : pour qui ne s'y intéresse pas, l'époque médiévale, c'est "Les Visiteurs". Il n'est pas rare, par ailleurs, que des positions réactionnaires sur le plan social (je pense aux idées des opposants au mariage pour tous, à l'IVG...) soient qualifiées de "médiévales", voire de "moyen-âgeuses". Cela témoigne souvent d'une méconnaissance du Moyen Âge : durant la première partie du Moyen Âge en effet, jusqu'à l'an mil, l'homosexualité n'était pas vraiment condamnée, sauf chez les Wisigoths. C'est l'emprise grandissante de l'Eglise qui a mené à la condamnation. C'est dire si on connaît mal le Moyen Âge.
   D'autre part, le fait que le Moyen Âge ne soit guère étudié à l'école permet des simplifications aberrantes, qui mènent parfois à des récupérations douteuses : Jeanne d'Arc célébrée par le Front National en tant que protectrice de la "Patrie" en est l'exemple le plus frappant. Mais on pourrait aussi citer Charles Martel : l'opinion commune, reprise dans son dernier livre par Lorànt Deutsch, est que ce grand homme aurait sauvé la France de l'invasion en arrêtant les Arabes à Poitiers en 732. On mesure facilement la portée symbolique d'une telle affirmation, et on sait à quelles fins elle pourrait servir. Mais la réalité est tout autre : la France, en 732, n'existe pas en tant que telle ; il n'existe que des royaumes francs aux frontières changeantes, dans lesquels le pouvoir est encore assez mal assis. De plus, Charles Martel n'arrête pas une invasion, mais de simples razzias. Ces raids ne menaçaient nullement les royaumes francs, et les pillards n'étaient pas suivis par femmes et enfants et les Arabes n'avaient pas les possibilités matérielles de franchir les Pyrénées en grand nombre. Notons aussi que les Francs ne se privaient pas de faire la même chose au sud des Pyrénées. Enfin, Charles Martel a surtout besoin d'un prétexte pour aller mater le pouvoir aquitain, de plus en plus indépendant. C'est sa propagande, et celle de ses descendants, qui font de Charles Martel le défenseur de l'Europe contre les méchants envahisseurs, ce qui permet de donner à la dynastie carolingienne une certaine légitimité. Ainsi, quand on connaît la véritable histoire de Charles Martel, il devient difficile de le récupérer à des fins de dénonciation de l'immigration, et on casse la dynamique d'une histoire nationale qui n'existe pas ailleurs que dans nos imaginations, n'en déplaise aux chantres de l'Histoire éternelle de la France.

   Mon but, donc, dans ce blog, est de contribuer à faire connaître des épisodes historiques dans leur complexité et d'éviter les clichés. Je ne prétends nullement que ma vision de l'histoire est la vraie la seule l'unique. Simplement, j'aime l'histoire et j'aimerais la faire découvrir à ceux qui en auraient marre de l'histoire nationaliste et simplifiée que l'on nous sert à toutes les sauces. Je délaisserai volontairement la période contemporaine (du XIXème siècle à nos jours) : c'est la période la mieux connue du grand public, et celle qui m'intéresse le moins. Je me concentrerai probablement surtout sur le Moyen Âge, pour la simple raison que c'est l'époque que j'ai le plus étudié. Mais il y aura aussi quelques focus sur l'histoire antique ou moderne (du XVIème au XVIIIème siècle inclus), qui sont également des périodes fascinantes, auxquelles nous n'avons accès que par bribes. En revanche, je n'ai pas les connaissances suffisantes pour faire une histoire autre qu'européenne, à part peut-être pour l'Egypte antique : il demeure hélas très difficile d'avoir accès à une histoire des autres parties du monde en France, preuve que l'histoire européanocentrée et nationaliste a encore de belles heures devant elle.